Lettre ouverte aux élèves qui sont devant les professeur·es documentalistes À Anaïs

par Anne Cordier

Chère Anaïs [1],

Nous nous connaissons depuis septembre 2012, et c’est la première fois que je t’écris une lettre. Notre relation n’est en effet pas épistolaire : tu es une jeune fille née en 1995 et je t’ai rencontrée alors que, chercheuse, je menais une enquête dans ton établissement et auprès de ta classe de 1ère Sciences Économiques et Sociales. Depuis cette date, comme avec onze autres ex-enquêté·es, nous échangeons très régulièrement lors d’entretiens de recherche à propos de tes pratiques informationnelles, médiatiques et numériques.
Aujourd’hui, Anaïs, je ressens le besoin impérieux de t’écrire une lettre ouverte. Une lettre de cœur et d’esprit. Une lettre où, une fois n’est pas coutume, c’est moi qui vais m’exprimer et parler de l’envers d’un décor que tu affectionnes et dont très souvent encore tu me parles lors de nos échanges.
Car oui, aujourd’hui, Anaïs, je voudrais te parler du métier qu’exerce l’enseignant que toi-même, spontanément, tu désignes comme « la personne de référence dans (ton) parcours scolaire » : le métier de professeur documentaliste. Cet enseignant, je ne le nommerai pas, comme je ne nommerai évidemment aucun élément personnel te concernant. Ton histoire, ton physique comme ton prénom, tout cela est entre nous. Par contre, ce que tu as déclaré dans le cadre d’enquêtes, cela, c’est important de le rendre visible. Je vais aussi rendre visibles des propos tenus par d’autres élèves à propos de leurs enseignants documentalistes, à propos des enseignements qu’ils ont reçus via ces professionnels de l’information-documentation.
Pourquoi cette démarche ? Pour tout t’avouer, elle me taraude depuis plusieurs semaines. Depuis le 28 novembre 2020 précisément. Ce jour-là, l’on apprend que les professeur·es documentalistes sont exclu·es de l’attribution d’une prime d’équipement de 150 euros destinée aux enseignant·es, parce qu’ils ne sont pas "devant les élèves"  [2].

À ce moment-là, Anaïs, la première personne à laquelle j’ai pensé, c’est toi. Toi qui déclarais lors d’un entretien en 2017 : « Je crois que moi je peux dire que j’ai eu beaucoup de chance, avec des professeurs très présents, qui voulaient qu’on réussisse… Il y a surtout eu (Pr-Doc) [3] au lycée, franchement, lui, c’était super important. Je trouve qu’au niveau de l’accès à l’information, il nous aide à trier, mais aussi à réfléchir en fait. Il nous amène à nous questionner sur l’information, comment on s’approprie tout ça parce que c’est vrai qu’on est surchargé d’informations de la télé au smartphone, et voilà. Ses cours étaient très riches et j’adorais ses cours en fait. Je les ai gardés (...) C’est une référence que j’ai. Je pense qu’il y a des profs comme ça qui nous marquent dans notre scolarité ».
Cet enseignant qui t’a marqué à ce point, Anaïs, au moment même où tu apprenais à ses côtés, se battait pour ne plus être rattaché dans les listes de diffusion au « personnel administratif », alors qu’il était titulaire d’un CAPES de documentation, formé en Sciences de l’information et de la communication. Il y a plus encore : l’effacement du statut d’enseignant·e est presque naturel dans le langage courant du système éducatif. Ainsi on anthropomorphise volontiers le CDI : ce lieu, au même titre que la salle D 24 dans laquelle un·e professeur·e de Français va dispenser ses cours, se substitue dans les discours à l’humain, au professionnel. Combien d’emplois du temps d’élèves comportent l’appellation « cours de CDI » ? De la même façon, on va volontiers « demander au CDI » d’intervenir lors des temps de pré-rentrée à destination des nouveaux personnels. Il ne s’agit pas d’une question de langage. Il s’agit bien d’une question de fond. De considération. Tant humaine que professionnelle, et même sociale. Il y a des évictions et des « oublis » qui font mal. Ainsi en 2015, l’EMI (Éducation aux Médias et à l’Information) voit le jour. Les discours accompagnant la mise en place de ce dispositif le présente comme une nouveauté. Ce alors même que dans notre système éducatif les parcours scolaires d’élèves sont ponctués depuis de très nombreuses années par des formations à l’information et aux médias. Des formations dispensées par des expert·es dans le domaine de l’information-documentation, qui également depuis toujours en lien assurent une éducation aux médias : les professeur·es documentalistes. Tout récemment, l’assassinat de Samuel Paty a conduit à mettre en lumière l’existence d’un enseignement moral et civique (EMC) dans la scolarité des élèves. Indispensable enseignement, bien sûr [4] . Indispensables enseignant·es qui prennent à bras-le-corps ces questions complexes. Mais par la même occasion : effacement de l’EMI, partie intégrante de l’EMC… et des enseignant·es documentalistes, qui d’ailleurs eux-mêmes interviennent avec force dans l’EMC sous l’angle info-documentaire et médiatique.
Tout ça pour te dire, Anaïs, que dans cette profession, l’ignorance et le mépris, c’est une habitude de longue date.

Alors, tu vas me dire : au vu des enjeux éducatifs et sociétaux bien plus supérieurs, cette prime d’équipement informatique, c’est anecdotique, non ?
Dans un sens, oui. Pour tou·tes les enseignant·es, clairement, 150 euros s’équiper en matière technologique, c’est une somme bien symbolique. Mais cette exclusion d’un élément, même symbolique, n’en est pas moins immensément violente.
La violence de cette décision n’est pas, me semble-t-il, uniquement à l’encontre des professeur·es documentalistes comme personnels enseignants de l’éducation nationale. Elle est aussi à l’encontre d’un champ de connaissances et de compétences fondamental : la culture de l’information et des médias. Je mesure depuis des années dans mes recherches de terrain auprès des élèves l’importance déterminante des enseignements dispensés par les professeur·es documentalistes pour l’émancipation culturelle et critique de chacun-e.
Car tu n’es pas un cas isolé, Anaïs, tout comme ton professeur documentaliste n’est pas un cas isolé. Vous êtes nombreux·ses, élèves et enseignant·es documentalistes, à cheminer ensemble afin de développer un pouvoir d’agir essentiel pour faire société.
Durant mes enquêtes, j’ai rencontré Julie, reconnaissante à l’égard de son professeur documentaliste de lycée, qui selon elle lui avait permis de développer des compétences attendues dans le monde universitaire : « Ce que j’aimais avec lui, c’est qu’il était exigeant, très exigeant. Mais il était exigeant avec nous comme il l’était avec lui. Et puis, c’était pour nous élever, toujours. Grâce à lui, j’ai eu les bonnes cartes pour après ».
J’ai aussi rencontré Marine, mal à l’aise avec un système d’enseignement qu’elle trouvait contraignant, et qui s’est épanouie lors d’un projet interdisciplinaire engageant l’information-documentation : « Là, ça me parle. J’apprends plein de trucs sur les réseaux sociaux que je connaissais pas, et ça me sert en dehors des cours ».
Je me souviens aussi de Giovanny qui ne tarissait pas d’éloges sur sa professeure documentaliste, laquelle ne comptait pas ses heures et restait le soir après les cours au collège pour accompagner ses recherches d’information sur internet : « À la maison, j’ai pas internet, et ça craint pour le collège. Sans Pr-Doc, je serais fichu ! En plus j’apprends plein de choses, des sites que je connais pas, j’apprends à vérifier s’ils disent pas des bêtises ».
Je pense à Morgan, bien en peine de se mettre en conformité avec les prescriptions académiques, qui confiait son attachement pour cet enseignant documentaliste à l’écoute de ses centres d’intérêt et lui ayant conseillé des lectures, fonctionnelles et documentaires, pour étendre son expertise, reconnaissant par-là la légitimité de ses activités non scolaires.
Et que dire de Guillaume, profondément marqué par l’expérience informationnelle et humaine des TPE [5], qu’il considère même, alors âgé de 20 ans, comme « un élément déclencheur chez (lui) dans (son) rapport à l’information » ? Un dispositif exigeant en grande partie porté par les professeurs documentalistes [6] , qui a constitué une opportunité majeure pour développer chez les élèves des compétences critiques, les préparant aux exigences des études supérieures [7] et du monde professionnel.

Tu vois, Anaïs, le refus d’attribuer cette prime aux professeur·es documentalistes n’est pas du tout anecdotique. Il est emblématique d’un paradoxe prégnant : d’un côté, des discours prônant des modalités d’enseignement « différentes », dites innovantes, et appelant à la prise en charge de problématiques informationnelles et médiatiques pour exercer sa citoyenneté et son sens critique ; de l’autre, des professeur·es et un domaine d’enseignement non reconnus précisément parce que le cadre d’activités lié à leur exercice sort des cadres habituels. On en rirait presque.
Presque. Parce que, au-delà de l’invisibilisation d’une profession et d’un domaine de connaissances, il y a dans cette histoire des personnes qui sont encore plus invisibilisées : ce sont les élèves. Notre avenir. Et là, on ne rit plus du tout.

À très bientôt,

Anne

Anne Cordier, Maîtresse de conférences HDR Qualifiée en Sciences de l’Information et de la Communication, Université de Rouen Normandie – INSPÉ, UMR 6590 ESO

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