Interrogeons le concept de design thinking : quels intérêts pour les CDI ? Entretien avec Nicolas Beudon

par Hélène Mulot, Marion Carbillet

Nous continuons d’explorer, à travers des entretiens dans le monde des institutions culturelles, des expérimentations qui peuvent nous interpeller voire nous interroger en tant que professeur(e)s documentalistes.

Les Biblioremix, CDI-remix sont souvent mis en parallèle de l’approche du design thinking. Nous avons voulu en savoir plus en interrogeant Nicolas Beudon.
Il dirige la bibliothèque de Bayeux. Avec ses collègues, il imagine la nouvelle médiathèque intercommunale qui ouvrira fin 2018/début 2019.
Il est l’auteur du blog Le Recueil Factice : http://lrf-blog.com/a-propos-2/ consacré aux thématiques liées à son champ professionnel : les pratiques culturelles émergentes, l’impact du numérique, la médiation, la société de la connaissance, l’innovation…

 D’après la définition donnée dans le kit du design thinking en bibliothéque dont vous avez coordonné la traduction, "Le design thinking permet de résoudre de façon créative les défis quotidiens que l’on rencontre en bibliothèque » . Quels sont ces défis selon vous ?

Les bibliothèques ont énormément changé ces dernières années. Dans une bibliothèque moderne, on continue de trouver des livres et toutes sortes de documents évidemment, mais, de plus en plus, les bibliothécaires doivent également concevoir ou mettre en place des activités, des formations et des médiations, des interfaces physiques ou en ligne (bornes de prêt, sites web…), des espaces différenciés en fonction des publics et des usages… Bref, tout un ensemble de services nouveaux qui se traduisent pour les usagers par des expériences plus ou moins fluides, plus ou moins réussies, plus ou moins agréables.

D’une certaine manière, tous les défis auxquels est confrontée notre profession se ramènent à celui-ci : « Comment passer d’une culture professionnelle axée sur un produit (le livre) à une culture professionnelle axée sur les services et visant à améliorer l’expérience des utilisateurs ? » La même question se pose dans toutes sortes de domaines et les approches comme le design thinking ou le design d’expérience utilisateur représentent une réponse possible.

Pouvez-vous expliquer brièvement en quoi consiste le design thinking ?

C’est une méthode de conduite de projet inspirée de la façon de travailler des designers, d’où ce terme qui signifie « pensée design » en anglais. Pour le dire simplement, il s’agit de revisiter les services que nous proposons en enlevant nos lunettes professionnelles, en se détournant des solutions toutes faites, et en repartant de notre vrai point départ, c’est-à-dire les gens pour lesquels nous travaillons.

Pour concevoir ou améliorer un service, un designer commence par observer de près les personnes qui l’utilisent. Ensuite, il doit mobiliser sa créativité pour imaginer des idées nouvelles qui tiennent compte de leurs difficultés, de leurs habitudes et de leurs façons de penser. Avant de mettre en place une solution définitive, il va la tester sous une forme simplifiée (c’est ce qu’on appelle un prototype) qui permet d’obtenir des retours critiques du public. À force d’essais et d’erreurs, on aboutit ainsi à une solution fonctionnelle, validée par le terrain.

Note : pour télécharger le kit "design thinking en bibliothèque : http://lrf-blog.com/design/

Pensez-vous que cette démarche puisse s’appliquer dans nos CDI ?

Tout à fait ! Si un professeur-documentaliste souhaite rendre son CDI plus lisible, plus facile à utiliser et à comprendre, s’il souhaite associer étroitement les élèves et les enseignants à sa démarche plutôt que d’appliquer tout seul des recettes toutes faites, alors le design thinking peut être une corde supplémentaire à son arc.

On peut penser « Encore un nouveau terme, une nouvelle méthode pour désigner des choses que, en tant que professionnel de la documentation et plus généralement de l’information, nous faisons déjà ». Qu’y a-t-il de neuf à parler de design thinking ?

En fait, il n’y a rien de foncièrement nouveau dans le design thinking : les techniques de brainstorming que l’on utilise pour générer des idées nouvelles datent de la fin des années 30 par exemple. De même, l’attention portée aux usagers est une valeur partagée de longue date aussi bien par les bibliothécaires que par les documentalistes : les usagers, les lecteurs ou les élèves sont très présents dans nos discours et dans nos valeurs… Ce qu’apporte le design thinking, c’est une méthodologie précise qui permet de mettre en action cette conviction que l’usager est important. Il y a des outils très simples qui permettent d’identifier des besoins insatisfaits, de représenter des expériences ou de produire des idées nouvelles de façon collaborative. Selon moi, au-delà des modes et des mots d’ordre (qui peuvent être agaçants, je le concède), les professionnels de l’information et de la documentation doivent connaître ces différentes techniques car elles peuvent leurs être utiles.

Le design thinking désigne à la fois une méthode et un état d’esprit. Pouvez vous nous dire ce qui dans une bibliothèque (et dans un CDI) ne relèverait pas du design thinking ?

Le design thinking est une méthode de résolution de problème qui mobilise la créativité et qui avance par tâtonnements. Cette façon de procéder est adaptée à certaines situations mais pas à d’autres. C’est l’outil idéal pour se frotter à ce qu’on appelle les « problèmes complexes », c’est-à-dire des problèmes dont on n’arrive pas à visualiser a priori une solution, qui font intervenir plusieurs acteurs, ou plusieurs jeux de valeurs. Par exemple, l’une des missions des bibliothèques universitaires est de « contribuer à la réussite éducative des étudiants. » C’est un problème très complexe car sa formulation même est ambigüe. Il ne peut être résolu qu’en enquêtant, en tâtonnant et en expérimentant.

Beaucoup de projets ne nécessitent pas de passer par ce processus sinueux : déménager une bibliothèque ou établir un planning de service public par exemple. Ce sont des problèmes dont les données sont claires. Dans ce cas, il vaut mieux utiliser des outils de conduite de projet traditionnels qui ont fait leur preuve (rétro-planning, comité de pilotage, etc.)

La méthodologie permet de mener des projets de façon collaborative et en étant centré sur les besoins. Une place centrale est donnée à l’usager. Dans nos établissements nos premiers usagers sont aussi les élèves. Selon vous, comment concilier leurs demandes et les exigences des programmes scolaires ?

Je n’aime pas trop le terme « demande » car, en bibliothèque en tout cas, il conduit vite à des débats stériles sur la primauté de l’offre ou de la demande. Ce qu’il est important de souligner c’est que le design n’est pas du marketing : le travail d’un designer consiste à mettre à jour des cadres conceptuels, des pratiques et des usages plutôt que des demandes. Pour enquêter, un designer peut tout à fait utiliser des techniques de marketing, comme les focus group, où l’on demande leur avis à un groupe de personnes, mais dans le design thinking on utilise de préférence des techniques dites « ethnographiques » (basées sur l’observation et l’immersion) pour aller au-delà de ce que les gens déclarent et mieux comprendre comment ils se comportent et comment ils pensent. Adapter son discours à la façon de penser de son interlocuteur, c’est d’une certaine façon la base de la pédagogie, je ne vois pas dans cette démarche de contradiction fondamentale avec un programme scolaire, quel qu’il soit…

On voit fleurir de nombreuses initiatives de rapprochement avec des fablabs, de création de makerspaces ou encore de CDI-remix. Pensez vous qu’on puisse inscrire ces initiatives dans une démarche plus globale. Le design thinking donne-t-il une grille d’analyse à ces événements ?

Oui, je le pense, dans la mesure où le design thinking englobe un ensemble compétences qui sont également celles que l’on retrouve dans les fablabs et les makerspaces, comme la résolution de problème, la pensée visuelle, la capacité à expérimenter, la créativité, la collaboration, etc. Ces différentes aptitudes sont parfois regroupées sous l’appellation de « compétences du XXIe siècle. »

En tant que professionnels de l’éducation, dont la mission est notamment de transmettre ces compétences, il me semble important d’y être nous-mêmes sensibilisés. Les formats événementiels que vous évoquez - comme les hackatons, les Museomix (qui ont lieu dans les musées), les Biblio Remix (en bibliothèque) ou les CDI Remix - sont très populaires en ce moment et ils permettent de découvrir, sur un temps très concentré (1 à 3 jours en général), une méthodologie inspirée du design thinking. Le défi auquel sont maintenant confrontés les professionnels qui ont mis en place ces formats consiste à intégrer cette nouvelle façon de travailler dans leur quotidien. C’est une autre paire de manche car la créativité, la transversalité, le droit à l’expérimentation (et à l’erreur) représentent souvent une révolution dans les structures où nous travaillons.

Vous avez travaillé cette année avec l’association Synlab sur un projet de design thinking en milieu scolaire. Pouvez-vous en dire plus ?

L’association Synlab est un laboratoire de recherche-action qui accompagne les acteurs du monde éducatif dans des démarches d’innovation. Elle a traduit en français le guide d’IDEO intitulé Le Design thinking pour les enseignants (le pendant du Design thinking en bibliothèque dont j’ai coordonné la version française). Au cours de l’année scolaire 2016-2017, Synlab a proposé à plusieurs collèges en Île-de-France d’expérimenter cette démarche dans le cadre de mini-projets. J’ai accompagné le collège Travail-Langevin à Bagnolet pendant une partie du processus (la phase de formulation du problème et l’enquête sur le terrain). Mon groupe a choisi de travailler sur deux enjeux qui ont émergé en atelier : la violence des élèves et les micro-tâches extérieures à l’enseignement qui submergent de plus en plus les professeurs.
Laurent Kauffman, le principal, s’est saisi de façon volontariste du projet en bloquant pour les enseignants du groupe des demi-journées de formation en nombre suffisant pour pouvoir travailler sereinement. C’est très important d’avoir un porteur de projet qui légitime ce type de démarche. Vous avez une petite interview de Laurent Kauffman ici . L’appropriation de la démarche s’est également faite de façon progressive : une première année des projets avec les élèves (cela a donné lieu notamment à la création d’une épicerie solidaire dans le collège, co-gérée par les élèves et les enseignants) et la deuxième année un vrai projet de design avec les enseignants travaillant en groupe projet.
L’étape de la formulation de problématique est importante. je pense qu’il est difficile de se sentir soudé par une question qu’on n’a pas choisi si celle-ci n’est pas une évidence absolue qui fait d’emblée consensus. Pour être traitée efficacement, une question doit également être formulée de façon adéquate (assez large pour ouvrir un vaste champ de solutions, assez précise pour permettre de passer à l’action). Le premier temps à Bagnolet a consisté à définir ensemble les projets sur lesquels travailler.

Les premiers retours des participants ont été très positifs : avant même d’aboutir à une solution, le fait de travailler collectivement et de façon créative pour résoudre un problème identifié en groupe a été perçu comme un acquis pour les enseignants qui travaillent souvent de façon très isolée et qui ont rarement le temps pour « sortir le nez du guidon » et adopter une démarche de projet, surtout pour résoudre un problème qui les concerne eux-mêmes (comme dans l’exemple des micro-tâches).
 
On le voit les projets dépassent le seul cadre des bibliothèques ou des CDI mais s’appliquent aussi à des contenus pédagogiques, des espaces, ou des pratiques organisationnelles dans l’établissement. Selon vous comment envisager la place et le rôle du CDI devant ces mutations ?

Les CDI (et les professeurs-documentalistes) sont à cheval entre deux univers professionnels : l’enseignement et la documentation. Dans le design thinking, ces entre-deux sont toujours intéressants parce qu’ils permettent de faire bouger les lignes, d’introduire de nouvelles idées et d’essaimer de nouvelles pratiques. Selon moi, les CDI pourraient tout à fait être à l’avant-garde pour introduire le design thinking - et ces fameuses compétences du XXIe siècle - dans le monde scolaire.

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