Parler aux adolescents d’Internet en tant qu’espace social pose forcément question aux professeurs documentalistes que nous sommes. Nous ne sommes pas toujours formés au développement de compétences sociales et si nous pouvons nous sentir capables de travailler sur la compréhension des outils, il est toujours plus délicat d’aborder la question des usages, notamment des usages intimes et non scolaires… et éventuellement des comportements à risques.
La question peut se poser : est-ce notre rôle d’enseignant ? Est-ce dans nos missions ?
Dans les faits c’est quasiment toujours en cas de problème (ou en prévention de problèmes) signalés par des élèves ou des parents qu’il nous est demandé d’intervenir. C’est souvent cet angle « dangers » qui est privilégié et non l’angle « compréhension », celui qui nous parle en tant qu’enseignants.
D’ailleurs quand nous travaillons la compréhension, nous savons aussi que nous ne touchons pas nécessairement aux comportements intimes des élèves, nous pouvons parler prévention mais… comment aborder la question des comportements en mode connecté autrement que par les risques ?
Une vision simple, facile pour la communication est de décider qu’une formation aux dangers suffit et qu’une fois cela fait, c’est réglé : les adolescents sont parés pour aller sur le Web. Cette vision peut s’appuyer sur la métaphore de la route : on ne peut conduire (ou surfer sur Internet) sans risque que si on a obtenu un permis (ou code de bonne conduite). Ce qui voudrait dire aussi qu’il devrait y avoir un âge minimal de connexion.
Cette vision est très largement critiquée comme nous l’avons signalé dans une brève à propos du « permis internet ».
Imaginons à présent changer de métaphore. Le Web ne serait pas une route sur laquelle on va conduire une voiture mais plutôt un espace social tel que la rue. Une rue c’est dangereux, on y croise des gens inconnus, des voitures et même si apprendre à y aller demande tout un accompagnement (fait par les parents, la famille, les centres de loisirs, l’école…) et une information sur les risques à percevoir, il ne viendrait à l’idée de personne d’interdire la rue à un enfant. Au contraire on les y amène (tout petits) on leur tient la main, on leur apprend à saluer, à discuter avec les gens qu’on connaît, on lit les publicités avec eux, on regarde les boutiques, on fait des achats et parfois on s’arrête au café… Petit à petit on lâche la main et puis on commence à les laisser aller tout seuls pour une petite course en leur disant de faire attention aux gens avec lesquels ils discutent etc.
Et pour les comportements de groupe, c’est sur le Web, comme partout : il faut apprendre à vivre ensemble.
Une éducation par la peur ne peut rien résoudre, au mieux les enfants font semblant d’entendre et continuent en cachette des adultes les pratiques dangereuses. C’est comme si on disait : "Des enfants de 12 ans lorsqu’il sont réunis, peuvent se bagarrer et ça peut mal tourner. On décide donc de ne plus les réunir : gardons-les à la maison !"
Nous sommes d’accord le choix éducatif sur lequel repose tout notre système scolaire est à l’opposé : réunissons-les et apprenons-leur à vivre ensemble.
Pour internet et les réseaux sociaux c’est sans doute la même chose : nous avons à leur apprendre à "vivre ensemble dans un monde connecté" : les valeurs à transférer sur Internet sont les mêmes que celles qui sont travaillées dans d’autres projets visant à développer des comportements civiques.
Il faut prendre en compte cette chose qui est qu’aujourd’hui les rapports de groupes ne se construisent plus uniquement en présentiel physique mais aussi en mode connecté.
Mais dans ce monde-là on peut aussi apprendre à choisir entre :
subir ou agir
abandonner ses amis ou les aider
ne rien faire ou conseiller, aider
chercher des solutions ou s’isoler
diffuser des discours positifs ou répandre des rumeurs qui portent tort à d’autres
etc.
Il faut aussi sans doute distinguer, et apprendre à nos élèves à distinguer ce qui est semblable de ce qui change : la rapidité de diffusion d’une rumeur ou d’une diffamation, le sentiment d’isolement qui peut se ressentir très vite, le sentiment d’encerclement quand on est entouré jusque dans sa chambre d’objets connectés et qu’on ne trouve plus de lieu pour se ressourcer…
C’est dans cette optique que j’ai essayé une nouvelle séquence en 5eme autour de la réalisation d’une campagne de sensibilisation au sein du collège, campagne intitulée « Vivre ensemble dans un monde connecté ».
J’ai demandé aux élèves de réaliser des affiches (avec slogan et pictogramme) pour aider leurs camarades du collège à mieux vivre ensemble sur/avec Internet.
Ce travail s’est appuyé dans un premier temps sur l’étude du film interactif « Derrière la porte » de Netécoute dans lequel des adolescents font face sur Internet à des choix impliquant des amis ou des connaissances (propager ou arrêter une rumeur, aider au accabler une personne etc.). J’ai demandé aux élèves, en écriture collaborative sur pad, de retracer les différents chemins de la scénarisation du film et de réfléchir aux conséquences des actions des personnages. Je les ai mis ensuite en réflexion collective sur des slogans puis en réalisation d’affiches avec Open Office Dessin. Je leur ai demandé d’intégrer un pictogramme réalisé à l’aide d’un des deux sites : http://www.ilovegenerator.com/
http://pictotool.com/
Quel bilan pour ce travail ?
J’ai noté dans l’ensemble, de très grosses difficultés à sortir d’une vision purement axée sur les dangers d’Internet. J’ai mis cela sur le compte de l’âge de mes élèves. J’ai vraiment dû insister sur le besoin collectif que nous avions de développer une vision constructive de la vie ensemble sur/ avec Internet.
J’ai remarqué alors que, incités par moi, les élèves les plus à l’aise scolairement trouvaient des slogans positifs, porteurs de solutions mais que les élèves les plus en difficulté restaient sur une vision orientée dangers et risques. Il leur était extrêmement difficile d’imaginer comment aider quelqu’un en difficulté, comment conseiller. Ils en restaient à donner une vision stéréotypée (sans doute transmise par l’École et les médias), loin de leurs pratiques personnelles réelles.
Une autre grosse difficulté pour eux a été le travail du design informationnel à travers la mise en forme de leur affiche. Là encore j’ai noté une très grande hétérogénéité entre ceux qui ont su de suite créer un pictogramme pertinent et l’insérer dans leur document et ceux pour qui cela a été extrêmement difficile. Tous les élèves ont terminé le travail mais certains beaucoup plus vite que les autres, et avec beaucoup moins d’aide.
L’utilisation du pad a beaucoup amusé les élèves et a demandé une compréhension de l’espace offert par cet outil pour ne pas écrire n’importe quoi et surtout ne pas effacer le travail des autres.
Au final, tout en cherchant à travailler sur des compétences sociales, j’ai vraiment eu l’impression de mener une action « d’alphabétisation numérique », action appuyée sur des activités de compréhension, de critique, l’utilisation d’outils et supports multiples et de les mettre en situation de création, donc d’engagement personnel.
Car cette « rue » ou espace social qu’est le Web a ceci de spécifique qu’elle demande pour y être à l’aise, pour y être acteur, pour y vivre, le développement de capacités liées au lire/écrire (étendues aux capacités de navigation et d’organisation) croisées à une prise en compte des aspects informationnels, sociaux et technologiques des outils.
Ce que sans doute on peut appeler littératie numérique définie par l’OCDE comme « l’aptitude à comprendre et utiliser la numérique dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses compétences et capacités »
On retrouve cette question dans les conclusions du rapport sur l’inclusion numérique du Conseil National du Numérique. Il est écrit dans la recommandation 2 « Sans cette littératie, la personne est confrontée à un véritable handicap cognitif qui peut se révéler aussi violent que l’analphabétisme et qui affaiblit fortement son « pouvoir d’agir. Privé de littératie numérique, un individu ne peut plus s’épanouir, participer à la société comme citoyen ou se réaliser dans un parcours professionnel ».
Il s’agit peut être bien là du plus important danger porté par Internet…
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