En ces temps-là, ça fait biblique, nous étions une dizaine de collègues à avoir été recrutés comme documentalistes, et on avait organisé pour nous une année de stage initial, par séances de deux à trois jours de suite au CRDP de Montpellier. La formation était supervisée par un inspecteur général de la vie scolaire de l’époque, personnage petit de taille, qui était un grand homme. Je me demande, s’il n’avait pas été là, si j’aurais persévéré... Mais il eut une façon si alléchante de nous présenter le travail de documentaliste que cela me fit aimer ce métier tout de suite, et je n’ai au grand jamais regretté mon choix. Je ne fus sûrement pas le seul de ma cohorte à avoir apprécié ce monsieur. Il se trompa pourtant à notre égard. Il nous avait dit en effet, à plusieurs reprises, que les Documentalistes seraient une pépinière de futurs Chefs d’Etablissement. Or, pas un seul d’entre nous n’embrassa cette carrière, à ma connaissance !
Au CRDP, nous fûmes bombardés, harcelés, asphyxiés, persécutés par la CDU. La Classification Décimale Universelle hantait nos rêves et nos journées. Ce système de classement et d’indexation, alors incontournable, avait le don de me déprimer. Si j’en voyais bien l’utilité comme moyen efficace de rangement, je trouvais que l’indexation chiffrée des contenus documentaires n’était pas vraiment parlante, du moins à mon esprit. Je trouvais assez rébarbatif qu’un terme comme « macaroni », voire « pâtes alimentaires », doive être traduit par une succession invraisemblable de chiffres, alignés en triplettes, comme des pétanqueurs. Cela me fait toujours penser à certain jour de classe, lorsque j’étais potache au Lycée, quand le professeur de physique nous démontra par des équations démesurées qu’un ressort s’allongeait plus si on lui suspendait un poids de 10 kgs, plutôt qu’un de 500 grs. Qu’on puisse passer une heure à démontrer une telle chose, et à réduire une évidence en chiffres abstraits, m’avait laissé béant de stupéfaction..!! La CDU me faisait alors le même effet. A la longue, comme pour le ressort, j’ai mieux compris le pourquoi de tout ça, mais sans y adhérer vraiment.
Donc, armé d’une formation basique, et d’un énorme bouquin de référence (en deux volumes), dont l’épaisseur et la finesse d’impression eussent rebuté un scribe moins motivé que moi, je me jetais à l’assaut de mon indexation et de ma cotation. J’entrepris de remplir de fiches des boites en carton, emballages alimentaires divers que mon épouse me mettait de côté, en attendant que le divin meuble fichier soit enfin livré dans mon CDI. Mais en attendant ce meuble, qui, comme tous les autres, tardait à venir, je remplissais mes boites à sucre avec ferveur. Lorsque Francis, qui, heureusement pour lui n’avait pas « joui », comme moi, de la fameuse formation à la CDU, me vit attelé sans trêve à ce travail obscur, il se demanda certainement si je n’étais pas devenu subitement fou. Il lui fallut de longs mois pour s’habituer à la chose, et mes explications forcenées, qui ressemblaient à de l’auto-suggestion, lui paraissaient suspectes.
Il me fallait, en outre, des fiches adéquates, de diverses couleurs. J’avais du convaincre l’intendance de l’urgence de cet achat onéreux. Mais, à ma grande surprise, on me fournit rapidement une grande quantité de ces fiches. Je devais apprendre plus tard qu’elles faisaient partie depuis longtemps d’un vieux stock oublié dans les caves administratives. Mais cela faisait mon affaire, et le casse-tête commença avec l’arrivée impromptue de quelques livres documentaires, qui figuraient une maigre avant-garde de la future (et tant espérée) dotation.
Voyons ! Voyons ! Comment vais-je coter cet ouvrage ? Au plus précis ? comme recommandé : 947.233.187."17" BRA
Magnifique ! Les guillemets soulignaient somptueusement les trois majuscules clôturant une inscription digne d’être gravée dans le marbre.
Un jour, figurez-vous, je suis tombé sur un bouquin qui s’intitulait à peu près « Le cycle du cuivre en Chine du XVI° au XVIII° siècle : extraction, monétisation, circuits monétaires ». Cotez, cotez-moi ça au plus précis, et vous verrez que la stèle de basalte du roi Hammourabi n’y aurait pas suffi.
En fait de marbre ou de basalte, les étiquettes n’y suffisaient pas non plus. Trop maigrelettes, trop petites.. Il me fallait de la superficie, la taille au dessus, le grand format de l’étiquette. Obtenir cela me valut de prononcer une véritable plaidoirie dans les bureaux de l’intendance ! Mais, malgré l’obtention de ce consommable sophistiqué, la longueur des cotations faisaient que nous collions les étiquettes dans le sens de la hauteur sur le dos des livres, ce qui obligeait ensuite, pour lire la cote, à de pénibles contorsions..
Après avoir rongé deux ou trois tuyaux de mes pipes préférées, les rendant ainsi inutilisables, car je fumais comme un mameluk à ce moment là, et après quelques semaines de labeur acharné, mes boîtes à sucre commencèrent à se meubler, juste à temps pour que je puisse inaugurer décemment le fichier collégial, qui, comme je l’ai dit, finit un jour par arriver.
Les collègues de discipline, impressionnés par ces signalisations, ces rangements draconiens et codés, qui à leurs yeux nous rendaient détenteurs d’un savoir voisin de celui des experts des Services Spéciaux à la James Bond, n’entraient chez nous que sur la pointe des pieds, pour ne pas déranger les « bibliothécaires » en plein travail. Mais quand tout fut prêt, ils ne manquèrent pas de se poser la même question que moi : « Que diable allait-on faire de tout ça !! »
Partager cette page