« On ne voit bien qu’avec le cœur »... Lettre d’une chercheure à ses « objets d’étude »

3 | par Anne Cordier

Chers « Pr-Doc »’s,

Permettez-moi avant toute chose de préciser qu’en vous appelant « Pr-Doc », je reprends le code utilisé lors des transcriptions de mes investigations pour vous désigner, vous, les professeurs documentalistes que je rencontre, que j’observe et avec lesquels je m’entretiens au gré d’enquêtes de terrain. Cette anonymisation sous forme de code est de rigueur dans l’écriture académique. Pour autant, elle ne néglige en rien la diversité de vos individualités, la multiplicité de vos biographies personnelles et professionnelles, et la richesse de vos pratiques et de vos représentations.
Ma démarche aujourd’hui doit vous surprendre : pourquoi donc vous adresser une telle lettre ?
En réalité, ce sont les courriels de plusieurs d’entre vous qui me poussent à vous écrire, sous la forme d’une réponse collective. En effet, depuis la rentrée, vous êtes plusieurs à m’avoir contactée, interpelée, à propos de l’ouvrage CDI : perceptions et réalités, publié aux éditions Canopé, par Claude Poissenot, enseignant-chercheur en sociologie. Vous me demandez dans vos messages mon « avis » sur cet ouvrage, vous confiez souvent votre « colère » et votre incompréhension face au discours tenu dans cette publication. Je n’ai pas la prétention que mon « avis » – pour reprendre vos termes – soit si important que cela pour tout un chacun, il n’est qu’un point de vue parmi tant d’autres. Mais je dois reconnaître que la lecture de cet ouvrage – et les réactions qu’il suscite donc – m’interroge profondément, viscéralement, sur la relation que le chercheur entretient avec son objet d’étude, en l’occurrence plus précisément dans ce cas avec le monde professionnel.

En effet, en tant que chercheure en Sciences de l’Information et de la Communication, travaillant tout particulièrement sur les imaginaires et pratiques des élèves, mais aussi – et c’est ce qui va ici nous intéresser – les représentations et les pratiques notamment pédagogiques des professeurs documentalistes, la question du positionnement du chercheur vis-à-vis du praticien est une question cruciale, toujours posée, jamais complètement résolue de manière définitive.
Cette question s’est imposée à moi dès mon entrée dans le monde de la recherche scientifique, en tant que doctorante, puisque j’étais alors au quotidien également – et surtout – professeure documentaliste en exercice. J’ai souvent eu la sensation d’être une équilibriste, oscillant entre statut de praticienne-réflexive et chercheure, et cherchant à objectiver au maximum mes résultats et mes réflexions scientifiques, ayant conscience du soupçon pesant sur le statut de praticien-chercheur. Puis je suis devenue enseignante-chercheure, et alors la "bascule" s’est opérée, de fait. Néanmoins, il reste la conviction de devoir sans cesse faire dialoguer le terrain et la recherche scientifique, en faisant émerger des clés de compréhension, lesquelles pouvant constituer ensuite la base de l’action.
Et c’est pour cette raison que l’ouvrage de Claude Poissenot suscite en moi une grande inquiétude. Quelle confiance les professionnels interrogés par des chercheurs peuvent-ils accorder à ces chercheurs si ceux-ci s’adressent à eux, lors de l’exposition des résultats de recherche, avec autant de jugement ? Il me semble qu’il est de notre devoir de chercheurs de toujours prendre soin de nos objets d’études, de toujours être en empathie avec eux. Empathie, et non sympathie, j’insiste : être dans l’empathie, pour ne pas être dans l’affect (que suppose la sympathie) ni dans la distanciation et le mépris, mais pour comprendre les phénomènes, saisir les logiques d’action des acteurs. Une professeure documentaliste qui m’a contactée à propos de cet ouvrage écrit : « J’ai participé à cette enquête, mais je ne me suis pas reconnue dans la description de la profession ». Et pourtant...

Et pourtant, Claude Poissenot, dès le début de son ouvrage, dans la présentation de l’enquête mise en place pour recueillir des données, annonce que son investigation permet de saisir « l’univers de pensée des professeurs documentalistes ».
« L’univers de pensée »... Dame, quelle ambition ! Est-ce seulement possible ? Puisque le chercheur l’affirme, je le crois. Et pourtant...
Et pourtant, en portant un regard analytique sur le questionnaire proposé pour cerner « perceptions et réalités » des « CDI » (ou des professeurs documentalistes, d’ailleurs ?...), je ne peux que m’interroger, perplexe.
6 questions. Oui, en 6 questions, Claude Poissenot parvient à saisir « l’univers de pensée » des professeurs documentalistes ! Là, je l’avoue, je me sens complètement impuissante, et bien désarmée, voire – avouons-le franchement incompétente –, moi qui pense qu’il convient de combiner les techniques d’enquêtes pour obtenir des résultats les plus fins possibles, de croiser les données recueillies par voie quantitative avec des observations de terrain et des entretiens avec les interrogés, moi qui crois qu’en étant en immersion sur le temps long dans les situations professionnelles je touche du doigt l’expression d’une certaine réalité, réalité située et donc toujours évidemment dépendante d’un contexte particulier. Non seulement à titre personnel je me sens désemparée, mais aussi je vois tomber comme des châteaux de cartes inutiles l’ensemble des travaux déjà fournis sur le métier et l’exercice professionnel des enseignants documentalistes. Tel Zorro, il nous fallait un chercheur qui pense à cerner un champ professionnel en ... 6 questions, top chrono.
Entendons-nous bien. Point de jalousie quelconque dans ma remarque, ni de mépris envers le travail de Claude Poissenot. J’aime le monde de la recherche en ce qu’il est à mes yeux un monde d’échanges, de débats, et d’inter-enrichissements. Néanmoins, oui, je m’étonne profondément de cette affirmation : saisir « l’univers de pensée » des professeurs documentalistes en... 6 questions. Mais après tout...
Mais après tout, pourquoi ne pas reconnaître que l’on n’avait pas encore pensé au bon outil méthodologique, performant, pour expliquer un monde professionnel ? Certes, alors observons cela de plus près...
L’outil méthodologique choisi par Claude Poissenot est le questionnaire... Bonne vieille méthode du questionnaire, particulièrement appréciée en général en ce qu’elle permet à la fin de fournir des statistiques, et des graphiques toujours qualifiés de « révélateurs ». « Aux chiffres, la patrie reconnaissante », titrait François de Singly dans un ouvrage consacré à l’enquête quantitative [1] . En France, on aime les chiffres, parce qu’ils nous rassurent, sont gages de sérieux scientifique, et peuvent être récupérés à des fins discursives, comme des évidences. Bref, un questionnaire, donc, pour saisir un « univers de pensée ». Certes, après tout, comme disait ma grand-mère, c’est dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes.
Mais, chers Pr-Doc’s, ce qui m’intrigue plus encore, et n’a pas manqué en fait de surprendre plusieurs d’entre vous, ce sont les questions posées. Si vous le voulez bien, attardons-nous quelque peu sur le détail de ce questionnaire...
La première question posée vous demande de cocher les activités auxquelles vous vous êtes adonnées dans la semaine précédant le sondage. Votre « univers de pensée » va donc pouvoir être défini si vous répondez positivement à la question « Avez-vous fait respecter le silence dans le CDI ? »... Vaste question, éminemment philosophique, follement vive, et qui sans aucun doute dira de vous beaucoup... Bon, trêve de plaisanterie, cette question n’est évidemment pas celle qui permet à Claude Poissenot de saisir votre « univers de pensée ». Nous voici en un sens rassurés, car il aurait été assez inacceptable de prétendre cerner les contours d’une profession, et de ses acteurs, en faisant simplement état d’un descriptif d’activités, qui plus est d’activités préalablement définies par le chercheur. Passons donc sans tarder à la seconde question.
Celle-ci reproduit le mode de questionnement précédent, mais cette fois l’on vous demande de dire à quelles « activités » vous « prenez part ». Et le chercheur de vous proposer une liste fermée de réponses, des activités autour de la lecture aux réunions de conseils de direction, en passant par la mise en place d’une exposition. Bien, bien... Bon, sans commentaire, on passe à la question 3, c’est là que nous allons pouvoir comprendre comment on saisit « l’univers de pensée » de toute une profession.
Question 3, donc. Ah, encore des cases à cocher, et une liste de propositions fermée. Par contre, Claude Poissenot ici vous propose une échelle de valeurs (« pas du tout », « un peu », « assez », « tout à fait »), et vous demande de cocher la valeur que vous accordez à différentes fonctions relevant – ou pas – du métier de professeur documentaliste. Vous pouvez alors à la fois dire s’il vous semble important de « former les élèves à la culture de l’information », ou encore de « participer à l’acquisition de la culture générale des élèves ». Bon, j’imagine que vous avez coché que cette fonction n’était pour vous « pas du tout » importante, ah ah ah... Je ne m’étends pas, le suspens est haletant, il nous reste 3 questions à analyser pour saisir votre « univers de pensée ».
La question 4 vous interroge sur votre perception du CDI « comme espace », précise l’auteur. Là encore, échelle de valeurs et liste de propositions fermée. Propositions fort intéressantes, qui font du CDI une terre d’accueil pour « documents », pour élèves « mal intégrés », et autres « élèves qui veulent passer un moment en groupe ». Je ne vois pas trop ce qu’apportent les réponses à cette question, encore une fois je n’y vois aucune focale sur vos compétences pédagogiques, et pourtant le CDI peut être vu, me semble-t-il, comme un espace de formation des élèves à la culture documentaire, d’incitation à la curiosité intellectuelle... Oups, je m’égare, pardonnez-moi...
La question 5 me semble tellement alambiquée qu’il m’a fallu la relire plusieurs fois avant d’en percevoir le sens. « Comment percevez-vous les élèves auxquels s’adresse le CDI ? ». Étrange question, non ? Il s’agit, une fois de plus, de cocher sur une échelle de valeurs au sein d’une liste de propositions fermée. Mais... Attendez, il y a un problème, chers Pr-Doc’s ! Nous voici arrivés à la fin du questionnaire proprement dit (puisque les questions suivantes sont les questions d’ordre sociologique), et je n’ai toujours pas vu La Formule qui permet à Claude Poissenot de saisir votre « univers de pensée » ! Quoique... non, il reste une question et non des moindres....

La dernière question est la seule question ouverte de cette enquête. Voilà donc la solution ! La question ouverte, bien sûr ! Celle qui permet de repérer des éléments de langage, de mener une analyse de discours comparative lorsqu’on croise les résultats et les critères d’interrogation, de mettre à jour des formes de représentations, voire d’explications.
Voici la question que Claude Poissenot vous pose : « En quelques mots et selon votre expérience, pourriez-vous définir votre métier ? ». Ah... Euh.... Ce n’est pas possible, permettez-moi de paraphraser une marionnette célèbre, mais... on m’aurait menti ?!
« CDI : perceptions et réalités »... orientations et préjugés, oui ! Que voulez-vous répondre à une telle question ? C’est pourtant sur l’analyse des réponses apportées à cette question ouverte que repose plus de la moitié de l’ouvrage !
Peu d’entre vous ont répondu à cette question par une revendication portant sur la reconnaissance de votre statut, notamment par une affirmation de votre expertise en Information-Communication ou l’obtention d’une agrégation. Vous me direz, ce n’était pas la question... Je sais, mais voilà, chers Pr-Doc’s, parce que vous n’avez pas pensé à « définir votre métier » par ces éléments, c’est que ces éléments ne sont pour vous que des détails. C’est la conclusion que tire Claude Poissenot en tout cas...

L’auteur de CDI : perceptions et réalités en profite alors pour égratigner un certain nombre de chercheurs et formateurs dans le domaine de la documentation (je ne parle pas des associations professionnelles, qui par les voix de leurs représentants, se sont déjà exprimées avec force [2] [3], chercheurs et formateurs dans le domaine de la documentation dont je fais partie.
En effet, Claude Poissenot relève l’écart entre le nombre de professeurs documentalistes s’étant exprimé à l’occasion de la question ouverte de son enquête pour revendiquer une agrégation en Documentation, et le nombre d’enseignants documentalistes interrogés lors d’une enquête menée en 2012 par mes étudiants et moi-même et publiée dans la revue Inter CDI [4]. Je considère que je n’ai pas à défendre mon travail et la rigueur scientifique de mes investigations auprès de Monsieur Poissenot. Néanmoins, à vous, chers Pr-Doc’s, je souhaite préciser quelques points.
Qu’il me soit donc permis déjà de rappeler que cette enquête était inscrite dans un projet de formation avec mes étudiants en Master Documentation, et ancrée autour de la thématique « Identité et reconnaissance professionnelles ». Nous avions d’ailleurs interrogé directement les professeurs documentalistes sur leur positionnement vis-à-vis de l’agrégation en Documentation, et ceux-ci avaient donc répondu par « oui » ou par « non » à cette question fermée. Il n’est donc pas étonnant que davantage de professeurs documentalistes se soient exprimés sur cette question dans notre enquête... puisque cette question leur était tout simplement posée !
En outre, je ne peux laisser Claude Poissenot faire planer au-dessus de mes travaux le soupçon de partialité idéologique, le sociologue affirmant que cet écart est non seulement lié à la méthodologie de recherche adoptée (joker...), mais aussi à « l’origine rouennaise de l’enquête ».... Pardon ?... « Origine rouennaise de l’enquête » ?... Mais quel est donc cet argument ?... Oserais-je rappeler ou informer l’auteur de CDI : perceptions et réalités, que je n’ai aucune « origine rouennaise », d’une part, et d’autre part que l’enquête a été menée de manière comparative sur deux académies fortement distinctes, justement (Rouen et Lille) ?
Y aurait-il, si j’en crois les propos de l’auteur, des chercheurs dignes de s’exprimer, et d’autres qui se croient « représentatifs de ceux qu’ils sont censés représenter » ?... L’argumentation me laisse pantoise. Quoique...

Quoiqu’il y aurait encore beaucoup à dire, mais, chers Pr-Doc’s, je sais votre temps précieux, non parce que vous avez besoin de consacrer votre énergie à « faire respecter le silence dans le CDI », mais parce que vous exercez un métier extrêmement riche et complexe. Car oui, je l’avoue, j’aime le métier que vous exercez, j’y suis attachée, et je partage bon nombre de vos interrogations et préoccupations. Pour autant, je ne prétends en rien vous « représenter » ! Vous représentent dignement vos associations professionnelles, vos groupes de mutualisation au sein de vos académies, bref vous représentent ceux que vous avez choisis pour le faire, et qui contribuent depuis plusieurs décennies maintenant à affirmer votre métier, à porter vos revendications, à défendre votre vision de la documentation en milieu scolaire.
Moi, je ne vous « représente » pas. Mais je ne nie pas pour autant une forme d’engagement. Je l’assume même, pleinement. Car être chercheur, c’est être engagé. Bien hypocrite ou naïf serait le chercheur qui nierait un quelconque engagement de sa part à travers son activité scientifique. Car la recherche est fondamentalement engagement. Engagement dans le monde social. Engagement auprès et au sein d’une communauté. Engagement dans un champ de questionnements à la fois scientifiques, politiques, sociétaux, culturels...
Comme bon nombre de chercheurs en SIC, je suis particulièrement sensible aux problématiques liées à la définition d’une culture de l’information pour nos élèves et étudiants, à l’enseignement de connaissances et compétences en Information-Communication, et aux espaces d’enseignement-apprentissage. Car un chercheur en cache un autre, et c’est tout l’intérêt de la recherche que de permettre des confrontations d’approches, de démarches, d’entrées. Au lieu de confrontations et de débats d’idées, je ressens du mépris de la part de Claude Poissenot pour des recherches autres que les siennes, fustigeant notamment les travaux du GRCDI [5] , piloté par Alexandre Serres, maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication : « la littérature sur le sujet cherche à construire sa légitimité scientifique en recourant à des notions savantes et peu intelligibles »... Comment peut-on à ce point s’égarer ? Comment peut-on aussi décider à votre place, chers Pr-Doc’s, de ce qui est utile ou non pour votre exercice professionnel ? Comment peut-on considérer que votre « univers de pensée » est saisissable à travers 6 petites questions à portée essentiellement descriptive ? Comment peut-on à ce point manquer de bienveillance envers ses objets d’étude ?
Car plus que pour le traitement que cet ouvrage réserve aux chercheurs en SIC, c’est le traitement que cet ouvrage fait de vous qui m’attriste. J’espère, chers Pr-Doc’s, que vous conserverez votre confiance envers les chercheurs, après une telle publication. Que vous aurez toujours envie de partager avec nous vos doutes, vos questionnements, mais aussi vos joies et vos désirs, vos essais et vos expériences. Car si Claude Poissenot affirme que vous appartenez à « une profession qui travaille fortement à son propre malheur », je suis bien convaincue du contraire. Vous constituez un corps professionnel extrêmement vivant, traversé par des tensions constructives, des débats forts ancrés sur les questions vives de la société, et qui contribue avec un dynamisme rare à l’enrichissement des travaux de recherche et de la circulation d’idées.
Pour tout cela, je souhaite vous dire Merci.
Avec mon plus profond respect,

Anne Cordier
Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication
ESPÉ-Université de Rouen

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