TEXTE - 14 octobre 2014
L’analyse du projet de Socle Commun et les propositions que je présente dans cette contribution considèrent deux domaines éducatifs, principalement celui de l’éducation à la culture informationnelle (traditionnellement ancrée dans le domaine de l’information-documentation [1]) mais aussi celui de l’éducation aux médias (pouvant être associée au domaine de l’information-documentation). La prise en compte conjointe de ces deux éducations, et des cultures qu’elles cherchent à développer chez les plus jeunes, résulte de la difficulté croissante à les penser de façon entièrement dissociée comme elles l’étaient dans la période pré-internet. Les points d’intersection ou de convergence se multiplient aujourd’hui autour de nouveaux objets d’apprentissages. La reconnaissance récente de l’intérêt de l’appellation « Education aux médias et à l’information » (EMI désormais) au sein même de la sphère professionnelle info-documentaire ou encore les propositions scientifiques autour de l’assemblage des cultures en terme de translitteratie s’inscrivent dans cette perspective. Mais convergence n’est pas fusion. Chaque éducation continue d’accomplir les objectifs pédagogiques qu’elle s’est fixée. Ce sont les emprunts que chaque éducation fait à l’autre qui assure leur convergence [2].. Pour les élèves, et du fait de l’enchevêtrement aujourd’hui des pratiques informationnelles et des consommations médiatiques, la convergence des cultures suppose leur capacité à mobiliser un registre plus étendu de connaissances et compétences.
D’un point de vue global, le projet de Socle Commun parvient à prendre en compte un nombre conséquent d’objectifs, de compétences, remarquablement de connaissances, et à spécifier les activités liées à l’EMI. Il rassemble également, de façon complémentaire, les objectifs sur l’information et les médias en tant qu’objets d’étude et en tant que moyens de conforter l’ensemble des connaissances, compétences et culture attendues.
D’une manière ou d’une autre, plusieurs domaines dans le projet de Socle contribuent à développer les axes des cultures informationnelles et médiatiques. C’est précisément cette modalité que je souhaite discuter dans le cadre d’une lecture plus détaillée du Socle. De façon complémentaire, je propose quelques pistes en réponse aux questions posées sur la progression des apprentissages, les programmes 2008 et la mise en œuvre du Socle.
Développement des cultures informationnelles et médiatiques et multidisciplinarité des dispositifs pédagogiques caractéristique de l’EMI
Le principe de la multidisciplinarité fait l’objet d’un consensus relativement large dans les champs scientifiques et professionnels de l’éducation à la culture informationnelle et l’éducation aux médias. La multidisciplinarité suppose que l’on établisse explicitement dans le Socle que tous les domaines contribuent au développement de ces deux cultures. Or, ce qui est frappant dans le projet de Socle est l’abondance des références à la culture informationnelle et à la culture médiatique dans les deux premiers domaines (Domaine 1 « Langages pour penser et communiquer » et Domaine 2 « Méthodes et outils pour apprendre »), et leur rareté dans les domaines suivants dans le Domaines 3 « la formation de la personne et du citoyen » et particulièrement dans le Domaine 4 « Observation et compréhension du monde » qui porte sur la culture scientifique, le Domaine 5 « Représentations du monde et de l’activité humaine ».
La dissymétrie de la distribution des références dans les domaines du Projet de Socle appelle plusieurs remarques :
implicitement, une seule discipline est désignée comme constituant un accès privilégié aux deux éducations. En effet, les activités documentaires et la compréhension des médias renvoient essentiellement aux enseignements de français, comme l’indiquent les « Champs d’activité correspondants » du domaine 1. De ce point de vue, le projet de Socle conserve une partition classique qui ne répond que partiellement aux évolutions informationnelles et médiatiques actuelles tant des environnements que des pratiques, et qui concernent tous les champs du savoir.
de ce fait, la complexité croissante des accès à l’information scientifique n’est pas suffisamment traitée dans le Domaine 4. Il y a bien une mise en contexte de la culture informationnelle dans le domaine scientifique avec l’évocation de la recherche d’informations « nouvelles ». Une telle précision est justifiée, compte tenu de l’occultation possible par les élèves d’un critère de pertinence central dans l’évaluation de l’information scientifique. Il serait intéressant d’étoffer cette mise en contexte. En effet, ce à quoi doivent faire face les élèves, via une pluralité de médias, c’est à la production, la diffusion et la circulation d’informations scientifiques plus ou moins pauvrement vulgarisées selon les médias ou encore d’informations pseudo-scientifiques (cf les effets des configurations algorithmiques des moteurs de recherche sur la visibilité de telles informations). Les objectifs d’évaluation et de discrimination des sources pourraient être repris et renforcés par l’ajout de connaissances et compétences et/ou dans les champs d’activité correspondants, de compréhension des mécanismes de production, de diffusion et de circulation de l’information scientifique, particulièrement en référence aux deux principaux médias dont font usage les jeunes, audiovisuels (la télévision étant toujours le média le plus consulté par les adolescents) et numériques (web, accès par Google) dans les contextes scolaires et privés.
de même, dans le Domaine 5, seule subsiste l’évocation d’usage de « médias culturels » mais rien n’est précisé sur la façon de faire usage de médias qui le seraient moins et qui pourtant mettent sur la voie de compréhension (plus ou moins incertaines, certes) des « représentations du monde et des activités humaines ». On comprend bien la visée patrimoniale et culturelle du domaine et sa justesse. Mais il pourrait être intéressant, également dans ce domaine, d’opérer une mise en contexte des objectifs de l’EMI. Ce serait, dans un même temps, l’occasion d’insister sur les opportunités offertes par les médias et notamment numériques pour ce domaine.
Le Domaine 3 : Un des objectifs important, et partagé par les éducations à la culture informationnelle et aux médias, consiste dans le développement de capacités à s’informer sur et à participer aux débats sur les grandes questions de société. Or, aucune référence à un apprentissage à la participation en ligne n’apparaît dans ce domaine. Cette forme d’engagement dans et par les médias numériques qui devrait faire l’objet d’une sensibilisation dès le collège (la participation en ligne aux débats publics est toujours majoritairement le fait à l’âge adulte les CSP les plus favorisées). On peut considérer que la partie « S’exprimer, communiquer » du Domaine 1 prend en charge une telle capacité. Néanmoins un ajout dans le Domaine 3 permettrait d’insérer davantage les médias dans les visées d’apprentissage de la citoyenneté tout en complétant sa présentation par l’évocation de l’approche critique à adopter dans les activités de participation en ligne.
Le Domaine 2 réunit les grands objectifs traditionnels de l’éducation à la culture informationnelle et distingue clairement la maîtrise des activités informationnelles de celle des techniques et outils numériques à l’aide d’objectifs séparés. Toutefois, on peut s’interroger sur l’intitulé « Maîtriser les techniques usuelles de l’information et de la documentation » qui ne recouvre qu’en partie les composants des pratiques informationnelles. Les connaissances sur lesquelles reposent les pratiques informationnelles (au sens large, s’informer et se documenter) ou encore la compréhension de l’activité de recherche d’information en tant qu’activité d’enquête, supposant une exploration soutenue accompagnée d’une auto-évaluation critique, ne peuvent être assimilées uniquement à des savoir-faire. Par exemple, l’intitulé suivant pourrait satisfaire la prise en compte de toutes les caractéristiques de l’activité : « S’engager dans les pratiques informationnelles et documentaires et maîtriser les techniques usuelles de l’information et de la documentation ».
Il serait utile d’ajouter une nouvelle série de connaissances et compétences en matière de veille à l’ère numérique. La veille est devenu un objet d’apprentissage incontournable, et de ce fait son enseignement a été mis en place depuis plusieurs années par les professeurs-documentalistes, à tous les niveaux d’enseignement. Elle fait également partie des éléments nouveaux récemment inclus dans les textes de cadrages curriculaires actuellement en cours de révision dans la sphère professionnelle anglo-saxonne. La veille implique, outre la capacité de collecte de sources pertinentes, celle d’archivage (que l’on retrouve parfois sous le terme de « gestion de son information personnelle ») et de partage du produit de la veille (que l’on peut retrouver sous le terme de « curation de contenu »).
Progression - Connaissances ou compétences en documentation, en fin de cycle 3 et en fin de cycle 4
La construction d’une progression dans les apprentissages spécifiques à l’information et aux médias et à leurs usages peut être abordée en envisageant deux principes : considérer la continuité avec les apprentissages du primaire dans ces deux domaines et les caractéristiques des usages informationnels et médiatiques des collégien/ne/s dans les contextes formels et informels.
En fin de cycle 3 :
- l’apprentissage de la recherche active d’information en le centrant sur la compréhension de la nature exploratoire de l’activité ;
- la sensibilisation au statut de consommateur/trice de produits informationnels et médiatiques avec un apprentissage focalisé sur la capacité à reconnaître les messages commerciaux dans les productions médiatiques et son prolongement aujourd’hui dans les médias d’accès à l’information ou les médias sociaux (la publicité étant un composant important des apprentissages médiatiques dans le primaire).
Le développement de l’ensemble des connaissances et compétences se poursuit jusqu’à la fin du cycle 4, et notamment avec l’apprentissage à situer préférentiellement en classe de 3ème, de la compréhension des logiques documentaires, sociales, éthiques, économiques et juridiques des activités de création, de curation de contenu et de participation.
Points positifs et négatifs des programmes de 2008 (Collège)
Les programmes 2008 des disciplines enseignées au Collège montrent une insertion d’éléments référant à l’EMI et ce dans toutes les disciplines, constituant indéniablement une porte ouverte à la mise en œuvre de projets pédagogiques tout au long du collège. Mais, quelle que soit la discipline, les programmes 2008 ne parviennent pas ou peu à spécifier un contenu. Globalement, trois orientations y sont visibles :
la forme la plus développée dans tous les programmes est fortement tournée vers l’éducation « par » (les technologies numériques) et non « aux » (aux médias et à l’information) ;
l’évocation, souvent très brève, de la recherche d’information uniquement en tant que méthode occulte les connaissances minimales qui sont à l’appui des pratiques informationnelles ;
la question médiatique est incluse pour l’essentiel dans trois programmes (Arts Plastiques, Français Histoire-Géographie-Education Civique).
Les programmes 2008 ont surtout restitué les grands principes de l’EMI et ont réservé à l’éducation « par » les plus grands développements.
Difficultés éventuelles dans la mise en œuvre du Socle, du côté de l’EMI (et écriture des programmes)
L’éducation à l’information et l’éducation aux médias ont l’une et l’autre pour particularité de ne pas être explicitement établies en tant que disciplines scolaires et de ne pas disposer en conséquence de programmes qui seront par la suite associés au Socle. De ce point de vue, le projet de Socle Commun me semble présenter une avancée décisive pour l’enrichissement attendu des programmes en offrant un bon point de départ aux développements des connaissances et compétences que sous-tend la constitution des cultures informationnelles et médiatiques.
En l’absence de texte officiel de cadrage curriculaire propre à l’EMI, les formalisations, dans les programmes, des objectifs de cette éducation revêtent une importance considérable. Il serait bienvenu que l’ensemble des programmes opère à la façon initiée dans le Projet de Socle, en restituant en détail les objectifs, connaissances et compétences spécifiques à l’EMI.
En matière d’EMI, les programmes ont également une fonction importante d’incitation à la mis en œuvre de dispositifs pédagogiques collaboratifs, particulièrement entre enseignants des disciplines scolaires et professeur/e/s documentalistes, leurs partenaires privilégiés. Des programmes suffisamment détaillés permettront d’élargir considérablement le périmètre des collaborations et en conséquence offriront la réponse éducative adéquate aux contextes informationnels et médiatiques actuels.
Mes remerciements à Denis Tuchais, professeur-documentaliste, pour sa demande de contribution et de la confiance ainsi témoignée.
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