Odile Riondet. 1 : Faut-il s’intéresser aux sciences de l’information ?

(actualisé le )

Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, Université de Haute-Alsace

Odile Riondet a accepté de se soumettre au jeu des interviews de la liste de discussion enseignants-documentalistes (e-doc) et nous l’en remercions vivement. Elle vous propose ce texte comme point de départ. Les abonnés à e-doc peuvent réagir à ces propos et poser leurs questions à l’auteur, directement sur la liste. Questions et réponses feront l’objet d’une compilation sur Doc pour docs en janvier 2004.

Faut-il s’intéresser aux sciences de l’information ?

Le Capes de documentation comporte désormais une épreuve intitulée « sciences et techniques documentaires », et le programme exige des connaissances en « sciences de la communication, de l’information et de la documentation ». On pourrait alors considérer que la question « Faut-il s’intéresser aux sciences de l’information » est résolue par la contrainte même du concours. Rien n’est moins sûr. Tout d’abord, parce que les contenus à apprendre semblent à géométrie variable, comme le manifeste la diversité des intitulés que nous venons de citer. On ne peut donc répondre à la question sans interpréter à chaque fois le terme « sciences de l’information » dans la variété de ses significations potentielles. Et puis parce que, être contraint d’apprendre, ce n’est pas s’intéresser. Il me fallait alors envisager non seulement la diversité des significations, mais aussi celle des présupposés, des non-dits de la question. Pour amorcer la discussion, je vous propose donc ci-après des variations sur cette question, dans son extension comme dans la multiplicité de ses intentions.

La formulation la plus radicale serait sans doute celle-ci : Pourquoi les documentalistes d’établissements scolaires doivent-ils aller jusqu’à s’intéresser à une science, quelle qu’elle soit, en ont-ils réellement besoin ? Quelle est au juste la science de l’enseignant qui, la plupart du temps seul dans son CDI, en affronte les joies et les difficultés. Et tente d’assumer tant ses responsabilités à moyen terme (réfléchir un fonds) que celles du quotidien (les relations pas toujours faciles avec les enseignants disciplinaires, les ordinateurs en panne, les élèves turbulents...). S’il y a une science, elle est celle des attitudes humaines, de la capacité à mener ensemble plusieurs tâches, de la capacité à faire respecter la fonction documentaire dans sa dimension enseignante. Et cela ne relève pas de l’université, mais sans doute d’une certaine maturité professionnelle et humaine.

Un peu moins radicale, mais encore contestatrice du fond, nous aurions cette autre formulation : Faut-il trouver aux documentalistes un rattachement scientifique ? Ils sont, avant tout, des professionnels et ont besoin de formation professionnelle et de dialogue avec d’autres professionnels. On pourrait entendre dans l’intitulé de la première épreuve une sorte d’équivalence : les sciences documentaires sont plutôt des techniques, l’approfondissement des techniques du même nom. Certains, pour des raisons pas toujours élucidées, nomment ces techniques « science(s) de l’information ». En réalité, il y a une logique du métier, non une logique scientifique. Ou alors, il faudrait parler - de manière peut-être paradoxale - à propos de la documentation d’une « science pratique », à organiser autour des interrogations concrètes. Et la responsabilité de la formation correspondante devrait revenir aux professionnels eux-mêmes et non à des cursus universitaires. C’est la position (éminemment honorable) de quelqu’un comme Bertrand Calenge pour les bibliothèques.

On pourrait encore considérer que le principe d’un rattachement scientifique est acquis, mais ne pas être certain de celui-ci. Voici ce que deviendrait alors la question : Pourquoi les documentalistes et les bibliothécaires relèveraient-ils d’une (ou des) science(s) de l’information ? Lorsqu’ils ont besoin de réfléchir sur leur métier, d’autres disciplines universitaires offrent des réponses : l’histoire (avec l’histoire du livre), la sociologie de la lecture, l’informatique, et bien entendu la psychologie cognitive ou les sciences de l’éducation. Si l’on cherche à construire une réflexion, voire une recherche sur les questions ouvertes par les pratiques professionnelles, on peut utiliser aussi des disciplines universitaires concurrentes. Elles pourraient même s’avérer plus performantes.

Le pluriel proposé dans ma formulation peut sembler curieux. Car, après tout, j’aurais pu demander : Faut-il s’intéresser à LA science de l’information ? Mais la science de l’information, est-ce la documentation : autrement dit, le terme « information » concerne-t-il au premier chef les professions documentaires ? En réalité, information et documentation ne sont pas synonymes. Il y a aussi une réflexion sur la notion d’information en sciences de l’ingénieur, en économie, en théorie des jeux. Le pluriel veut ici rendre cette diversité des points de vue possibles. Un documentaliste pourrait considérer qu’il est intéressant, pour se situer dans sa particularité, de connaître la variété de la notion. Ou estimer que cette conceptualisation ne le regarde en rien.

Peut-être aurait-il été plus simple de demander Faut-il s’intéresser aux sciences de l’information et de la documentation ? C’était clair. C’était une manière de délimiter cet ensemble particulier qui serait celui des professionnels de la documentation à l’intérieur de l’ensemble des sciences de l’information et de la communication. Et aussi une manière de revendiquer la documentation comme science. Eventuellement, comme enseignement. Cela reviendrait à poser qu’il existe un mode de réflexion propre à la profession documentaire et aux pratiques correspondantes. Evidemment, il reste à distinguer les savoirs et les pratiques. Par exemple, la description de la chaîne documentaire est-elle une manière de théoriser ou la description d’un processus de traitement, donc une technique ? Plus important, peut-être, il faut définir ce que l’on attend d’une théorisation, d’une formalisation, d’une abstraction ou d’une généralisation. Le fait de construire un ensemble « information et documentation » a une signification précise : les réflexions sont à développer à partir de la dynamique professionnelle, non à partir d’une dynamique de recherche qui aurait sa propre logique (par exemple, à un moment, exprimer un intérêt pour l’épistémologie de sa discipline).

Considérant la situation de fait, c’est-à-dire le rattachement universitaire des formations documentaires, la question deviendrait : Que trier dans les sciences de l’information et de la communication ? Il est vrai que la 71ème section des universités, ainsi intitulée, a été construite en partie avec la professionnalisation des cursus dans les années soixante-dix. Elle a juxtaposé des objectifs professionnels que l’on pourrait trouver hétérogènes : journalisme, documentation, bibliothèque, patrimoine, archives, communication interne ou externe d’entreprise, publicité, et maintenant les technologies de l’information dans leurs diverses applications. La section a donc développé des travaux spécialisés sur tous ces domaines. Mais aussi elle a multiplié depuis trente ans les croisements, les travaux comparatifs, les panachages, les échanges. Un documentaliste peut après tout s’intéresser aux médias ou aux relations interindividuelles (plutôt classés en communication). Il peut trouver important professionnellement de comprendre la transformation de l’organisation et du management des entreprises sous l’impulsion des technologies de l’information : les établissements scolaires sont aussi concernés à leur manière. Il n’est peut-être pas suffisant, dans le champ, de se restreindre aux sciences de l’information.

Avec Pierre Bourdieu, nous avons appris à nous méfier du terme d’intérêt. Il est d’une redoutable duplicité, investissement à la fois sur le fond dans une perspective de gain social. Souvent, l’un masque l’autre : on fait passer pour un enthousiasme ce qui est la défense pure et simple d’intérêts professionnels, financiers ou de carrière. Conscients de ce fait, honnêtes avec nous-mêmes, nous pourrions demander alors : Que gagneront socialement les documentalistes à s’intéresser aux sciences de l’information ? Le problème de la profession est d’obtenir une reconnaissance. En proclamant un intérêt scientifique, peut-on gagner par exemple une agrégation ? Si le lobbying est plus efficace que les simulacres scientifiques, les documentalistes n’ont aucun intérêt à se préoccuper de sciences de l’information, qu’elles soient au pluriel ou au singulier.

Toutes ces interrogations ont certainement émergé en vous dès la lecture du titre. Les documentalistes n’aident-ils pas les élèves à avoir l’esprit critique ? et avoir l’esprit critique, n’est-ce pas avant tout savoir questionner ? J’ai conscience de n’être ici que l’écho d’évidences, le cumul de vos réactions potentielles.
Tout comme je suis certaine de votre capacité d’analyse et de questionnement, je le suis de votre capacité argumentative. C’est pourquoi j’ai pris pour partie de faire le tour de ces questions et d’attendre votre aide pour que nous y répondions en commun. Et comme je ne disposais que de deux ou trois pages, il ne me reste plus de place, d’ailleurs, pour répondre aux questions que j’ai moi-même posées.

Odile Riondet
Décembre 2003

Partager cette page