Jean-Louis Charbonnier Première Interview Juin-Septembre 2002 : Jean-Louis Charbonnier

(actualisé le )

Nous avions évoqué, il y a quelques temps, la possibilité de converser par liste interposée avec un « auteur » faisant « autorité » comme dirait Umberto Eco, nous inspirant en cela de la pratique instaurée sur la liste Mauvais-genres. Cette proposition de Richard Peirano faite sur E-Doc à l’occasion de l’annonce de la mise en ligne sur le site du Snes de l’article de Jean-Louis Charbonnier paru en 1997 dans la revue Spirale peut aujourd’hui être mise en place : Jean-Louis Charbonnier a donné son accord et attend vos questions sur les deux listes E-doc et Ossantre. Nous pourrions nous mettre d’accord sur les modalités suivantes : - les questions sont expédiées sur la liste de votre choix du jeudi 13 au jeudi 20 juin. - Les réponses de Jean-Louis Charbonnier feront l’objet d’un mél commun. L’auteur traitera les questions librement : pas de formule préétablie afin qu’il puisse choisir ce qui lui convient le mieux en fonction de ses contraintes de temps, une réponse à chaque question ou une réponse globale, traitement de toutes les questions ou de certaines. Espérons que vous serez nombreux à participer, que vous soyez pour ou contre les réflexions de JL Charbonnier. Ce serait de bon augure pour la poursuite de cette formule l’année prochaine.

Questions des abonnés

J’ai lu avec intérêt les deux textes de Jean-Louis Charbonnier, parus sur le site du SNES et OSSANTRE (liste de diffusion du SNES) et j’en ai tiré des réflexions sans doute un peu hâtives.

Quels sont en réalité les termes du débat annoncé ?

Le premier texte que je résumerais par « Didactiser les savoirs à transmettre en documentation » - je refuse sciemment les termes Sciences de l’information - donne des fondements sérieux et réalistes à ce qui pourrait être un référentiel d’apprentissages documentaires. En effet, il établit rigoureusement les compétences essentielles à l’élève afin qu’il acquière une véritable maîtrise de l’information et - le plus important - qu’il donne un sens à cette information. Ces compétences peuvent (doivent) être enseignées par les documentalistes entre autres. Le second texte reprenant le premier, apportant matière à débat me semble un peu abstrait, et les argumentations mal définies, et énoncées dans quel but ( Acquis et obstacles pour quoi ?) mais que j’ai formulé ainsi ( ce n’est peut être pas le propos exact mais le débat est d’actualité )

Doit-on concevoir, oui ou non, les fondements d’un enseignement disciplinaire ?

L’allusion à la nécessaire coopération entre le documentaliste et les profs de discipline nous oriente vers le refus de ce type d’enseignement. (enseignement disciplinaire) Le texte date de 1998 et mériterait quelques mises à jour. En effet, les différents dispositifs mis en chantier au lycée depuis trois ans, TPE et ECJS, IDD bientôt en collège, tendent à faire évoluer la réflexion dans ce sens.

La documentation n’est pas une discipline. Autant il est nécessaire aux enseignants-documentalistes de construire des séquences pédagogiques face à de petits groupes en activité au CDI, selon un référentiel structuré, rigoureux et établi ( voilà pour moi la nouveauté ) autant il me paraît peu souhaitable de revenir au shéma traditionnel du cours. Le problème étant que le nombre de séquences actives au CDI demanderait beaucoup plus d’enseignants documentalistes sur un établissement*.

Si les pratiques documentaires ont été découvertes, « empiriquement », par beaucoup de documentalistes (dont je fais partie), il n’en est pas moins vrai que la plupart étaient des enseignants ayant enseigné, et qu’ils ont immédiatement évalué le décalage entre les capacités, les savoirs des élèves en matière de documentation, et les démarches intellectuelles obligatoires pour la maîtriser. A l’origine ces « habiletés » s’exerçaient dans le vase clos du CDI et du milieu scolaire, élargi ensuite aux média ( télévision, vidéo, internet) Les seules compétences réellement « nouvelles » étant d’une part la validation par l’élève de l’information trouvée, de l’autre l’évolution des nécessités de lecture ( déchiffrage et compréhension ) : lecture linéaire, lecture de l’image, intertextualité. Si l’on voulait que les centres de documentation et d’information échappent à une demande de « plus de pédagogie », il n’aurait pas fallu en confier la gestion à des enseignants. Les enseignants sont là pour enseigner, le débat s’assoit effectivement sur cette banalité de base. Mais de quelle manière voulons nous , pouvons-nous enseigner ? et de quel enseignement parlons-nous ?

Les séquences pédagogiques actives au CDI ne sont pas seulement transmission de savoir-faire, il y a nécessairement réflexion , conceptualisation, et connexions pour confirmer l’acquisition de méthodes reflexes. Apporter les interrogations nécessaires pour apprendre à l’élève à choisir son mode de recherche par exemple, n’est pas le simple fait d’automatismes. Ces séquences trouvent leur assise dans la reconnaissance exacte d’apprentissages clairement définis et échelonnés en étapes hiérarchisées et conceptualisées par les DOCUMENTALISTES. La conceptualisation des savoirs documentaires est un a priori pour les enseignants-documentalistes. Les sciences de l’information sont un outil mis à la disposition des enseignants à cette fin. Mais à mon avis il est inutile d’en faire une matière sèche et vide à transmettre aux élèves telle quelle.

Les TPE et ECJS sont des opportunités que les documentalistes ont saisies. La matière de notre enseignement se trouve là et sa structure aussi. Pas la peine de chercher plus loin. Il s’agit maintenant de faire reconnaître la nécessité d’organiser des groupes pour systématiser l’apprentissage des compétences documentaires ( savoir-faire et sens) dont les élèves ont besoin pour mener à bien leurs travaux. Travail de groupe, travail pluridisciplinaire ( je ne dis pas interdisciplinaire pour moi l’interdisciplinarité n’existe pas dans l’Education Nationale), documentalistes encadrant au même titre que les autres collègues, mais non pour les mêmes compétences, évaluation dans les jurys du travail effectué. Toutes ces pistes : « travailler autrement » pour les élèves , et donc « enseigner autrement » pour les professeurs nous offrent la légitimité que nous attendions. A nous de rendre notre travail incontestable et professionnel ( de la documentation.).

*Si un jour nous demandons, à juste titre, vu le travail pédagogique fourni (de concertation, d’élaboration de séquence, de séquence face au élèves, d’évaluation des travaux ) de diminuer officiellement nos heures de service, il faudra assortir cette revendication de l’obtention de postes d’ enseignants-documentalistes suffisants pour couvrir l’horaire de la présence des élèves dans l’établissement . L’un ne devra pas aller sans l’autre.

Jacqueline Valladon. Enseignante documentaliste Lycée Pierre Larousse 89130 TOUCY

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J’ai été intéressé par les deux textes qui sont édités sur le site du snes. Ils m’ont permis de synthétiser un certain nombre d’idées que j’avais. Voici donc les questions que j’aimerais vous poser.

Dans le texte « Les apprentissages documentaires... » vous parlez d’objet d’apprentissage et citez « les sources » comme étant l’un de ces objets. Vous dites : « C’est une notion essentielle d’abord du point de vue épistémologique puisque tout discours à caractère scientifique, quel qu’il soit, doit être référé à des sources intermédiaires et, en dernière instance, à une source primaire ».

S’agit-il donc d’apprendre aux élèves comment on passe des faits aux discours et du discours scientifique, précis, monosémique, complexe, au discours vulgarisé, polysémique mais plus accessible ou en reste-t-on simplement à la comparaison de ces multiples discours ?

Si nous allons dans le sens d’expliquer comment nous passons d’un discours à l’autre (cela fait partie, il me semble du programme en science en seconde - voir la circulaire de rentrée d’aôut 2001 pour la classe de seconde et pour le lycée en général), tôt ou tard, on va être amené à comparer ce qui se passe pour le discours vulgarisé et ce qui se passe pour le discours didactisé. Ce qui amène à une remise en cause du pouvoir traditionnel de l’enseignant. Comment enseignera-t-on alors que l’élève sera capable de voir comment l’enseignant enseigne (ce qu’il sait faire aujourd’hui, mais de manière non argumentée) et surtout sera capable de le dire (ce qui n’est pas le cas actuellement). Comment va s’articuler la nouvelle relation entre élève, enseignant, savoir ?

Si nous expliquons tout (et j’avoue ne pas être capable, aujourd’hui, d’expliquer ce qu’est ce tout car ma formation pédagogique reste partielle et ma formation en linguistique, très ténue) aux élèves, ne risque-t-on pas également de voir apparaître également une « vulgate » (comme vous le dites à propos de l’apprentissage de la recherche d’information) ?

Les élèves suivraient alors une procédure : - comment je passe des faits à Science & vie ? - Comment je passe des faits au cours de svt ? Mais comprendraient-ils vraiment ce qui se joue dans ces changements de discours ? (je suis frappé par leur emploi du terme de compétence, ce qui indique que le terme est désormais employé par les enseignants de manière naturelle mais je me demande ce qu’il signifie exactement pour eux (les élèves) ?)

L’acte d’enseigner ne doit plus être un secret, mais jusqu’où doit-on aller dans l’apprentissage ?

Et quel doit être le rôle du documentaliste ?

La circulaire de rentrée dont j’ai fait mention recèle pas mal de compétences en info-doc. Mais elles s’adressent aux enseignants de discipline et le mieux que nous puissions faire est de nous agréger (sans l’avoir) à eux, sachant que ces mêmes enseignants renâclent à faire ces apprentissages (Combien avez-vous de profs de science à faire de la recherche documentaire en cette fin d’année ? Et combien pendant le cours de l’année ? Moi je les ai tous MAINTENANT !)

Ces mêmes compétences irriguent désormais l’ensemble des programmes. Le CDI est parfois cité, mais combien de fois est- il fait mention de l’enseignant documentaliste ? Ce qui me laisse supposer la disparition programmée (par le MEN) de notre métier d’enseignant. Les compétences en info doc étant prises en charge par les enseignants disciplinaires, à charge pour eux en local d’assurer la cohérence de l’enseignement sur l’année dans le cadre du travail de l’équipe éducative classe.

Mais pour cela, il faudrait que l’enseignant soit formé à ces mêmes compétences ? Qu’en est-il en IUFM, aujourd’hui ? Car, même si notre profession n’était pas amenée à disparaître, nous nous heurtons (du moins c’est mon cas) à la méconnaissance des enseignants dans ce domaine pour qui il s’agit au mieux d’un travail de fin d’année !

Enfin, comment peut-on enseigner sans référentiel officiel, sans programme d’enseignement, sans progression annuelle ? Voilà pour l’ensemble de mes questions, en espérant avoir été compréhensible et en espérant que ces questions ne soient pas trop « tarte à la crème ». Merci bien !

Richard Peirano lycée immaculée conception 15, rue crossardiere 53000 laval cdimmac.1@laposte.net

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Réponse de Jean-Louis Charbonnier

Me voici enfin disponible pour répondre aux questions que vous m’avez aimablement transmises de la part d’intervenants sur E-doc et Ossantre.

Pourquoi la notion de « source d’information » est est-elle centrale ?

Sa centralité, dans ma vision des apprentissages, est décisive pour plusieurs raisons. La première tient au fait que c’est une notion fondamentale pour comprendre et faire fonctionner tout processus d’information et tout système documentaire. Sans elle, on ne peut rien comprendre à la nécessité de prélever des références documentaires, de faire une bibliographie, on se tient en marge de toute éthique de la communication dans la mesure où l’indication des sources de son travail serait superflue ou facultative. La seconde, c’est que c’est une exigence pour comprendre le fonctionnement du savoir scientifique (je ne parle pas seulement des sciences dites « exactes » mais de toutes les disciplines scientifiques, y compris les sciences « humaines »). De ce point de vue, il s’agit principalement de faire appréhender le rôle que tient le régime de la source dans la démarche de connaissance. La troisième tient au fait que cette notion est inséparable de la notion de pluralité des sources, indispensable pour ne pas tomber dans la « pensée unique » et apprendre à se prémunir contre >tout dogmatisme, apprendre enfin à faire jouer les sources entre elles pour produire de la connaissance.

Ce jeu sur les sources remet-il en cause l’autorité du professeur sur les élèves ?

Si l’autorité du professeur ne tient qu’à la vision dogmatique des contenus scientifiques qu’il serait capable de « faire passer » aux élèves, elle est bien fragile et ce n’est pas l’action du professeur documentaliste qui sera décisive pour la faire trébucher, la vie réelle s’en chargera tôt ou tard. Si l’on a de la connaissance l’ambition démocratique de la faire partager par le plus grand nombre, alors, enseignons aussi le doute et l’interrogation qui doivent accompagner tout démarche de connaissance, qui en sont constitutifs.

La documentation peut-elle être pensée comme une discipline scolaire ? Cette question est fort ancienne dans la profession puisque déjà en 1978, elle était au centre d’un séminaire organisé par l’association de spécialistes (la FADBEN), qui, d’ailleurs, ne se sentait pas capable de s’engager, prématurément, sur le sujet. Cette question est récurrente, elle n’a cessé de se poser depuis 25 ans, preuve que l’évidence des réponses déniant la qualité de discipline à la documentation, n’allait (et ne va) toujours pas de soi.

Quel est cet « objet » non identifié qui s’enseignerait dans un établissement scolaire, qui s’organiserait en contenus d’apprentissage que certains décrivent en termes de compétences, de savoir-faire et enfin de savoirs et dont « l’agent de transmission » se définirait comme un pédagogue et même un professeur et qui élaborerait des méthodes pour concevoir des dispositifs d’apprentissage ? N’est-on pas là dans la définition d’une discipline scolaire, c’est à dire, l’ensemble des savoirs qui s’enseignent dans l’école et des méthodes pour ce faire ?

La notion de discipline scolaire se trouve souvent discréditée pour des raisons qui mériteraient d’être élucidées. Contentons-nous pour l’instant de nous poser ces questions. Que serait un enseignement sans la définition d’un corpus de connaissances à acquérir (comportant les savoirs déclaratifs ainsi que ses méthodes) ? Si les apprentissages scolaires ne s’organisent pas en disciplines regroupant des connaissances à apprendre par les élèves, que signifie et à quoi sert l’obligation scolaire ? Il est certes établi que cette organisation peut avoir ses rigidités, qu’elle n’est pas éternelle, faut-il en conclure à son inutilité ou à sa nuisance ?

On pourrait supposer que, mal nécessaire pour les autres matières enseignées, la constitution de la documentation en discipline serait un passage évitable dans la mesure où la documentation serait dépourvue de contenus de savoirs. Quel est le fondement épistémologique de cette position ? Tout, au contraire, tend à prouver l’inverse. Si l’on se tourne du côté du « savoir savant », on a vu se constituer le corpus des sciences de l’information et de la documentation durant les trois dernières décennies : >les recherches se développent, les publications de même. Nous tournant maintenant vers la « vie réelle », c’est l’émergence massive des pratiques d’information documentation comme pratiques sociales dont la maîtrise est nécessaire aux futurs citoyens et travailleurs que sont les élèves de nos établissements.

Les Sciences de l’information et de la documentation sont-elles pour nous une discipline de référence ?

Assurément, dans la mesure où elles permettent de construire une vision unificatrice des activités documentaires que nous voulons faire acquérir aux élèves et dans la mesure, aussi, où elles permettent de donner de la rationalité et de la cohérence à ces activités. Mais il ne s’agit pas de les prendre tout d’un bloc et de les poser ainsi comme des objets (concepts, pratiques) à apprendre par les élèves. Il faut penser un double mouvement de didactisation de ce corpus : sélection des savoirs à acquérir en fonction de leur pertinence par rapport aux difficultés qu’ils posent, aux obstacles qu’ils peuvent rencontrer, etc.. transformation didactique par l’élaboration par les enseignants de situations d’apprentissage, de « dispositifs pour faire apprendre », permettant de développer les activités les plus propices à l’acquisition des compétences et des savoirs documentaires par les élèves.

Sans cet effort, les professeurs documentalistes en resteront à une vision syncrétique de leur fonction dont on ne voit pas comment elle pourrait devenir visible/lisible par leurs collègues et a fortiori par le reste de la communauté scolaire. On doit avoir présent à l’esprit que ce corpus didactisé de connaissances n’est pas co-extensible, ni en qualité ni en quantité, aux sciences de l’information et de la documentation en tant que savoir « savant », ce sont des « connaissances-pour-l’élève », mais elles sont essentielles.

Faut-il faire des cours de documentation ?

On sait que le mot « cours » fait bondir en renvoyant à certaines formes canoniques comme celles du cours magistral. Je ne crois pas qu’on ait dans cette forme-là la forme la mieux adaptée pour réaliser ce qu’il y a en jeu dans notre entreprise pédagogique. Pourtant, si on appelle « cours » un ensemble de séances dont la progression et la disposition est conçue par l’enseignant pour mettre les élèves en situation d’apprendre ce qu’on a la responsabilité de leur faire apprendre, en imaginant des situations d’activité productrices de savoirs pour l’élève, alors, ce mot perd sa charge négative et devient pour moi recevable pour évoquer l’un des formes que doit prendre l’activité pédagogique des professeurs documentalistes. Ne faisons pas de fétichisme. J’ai vu des séances qui ne se voulaient pas des cours magistraux mais où l’activité propre des élèves était réduite à fournir des réponses « téléphonées » dans un questionnement complètement fermé ; l’activité y était totalement fictive, mais le conditionnement maximal.

Comment situer les nouveaux dispositifs (IDD, TPE, PPCP, ECJS) dans ces apprentissages ?

Ils peuvent avoir un effet inducteur très important pour donner sens aux apprentissages documentaires puisqu’ils sont censés mettre les élèves en situation de travailler sur des ressources non validées par l’institution scolaire comme le sont les manuels ou encore, les documents non scolaires remis par les enseignants. Sont-ils en eux-mêmes des occasions de faire ces apprentissages ? c’est à débattre car il pourrait se faire que ces séquences d’apprentissage en cassent le rythme et qu’elles ne suffisent pas à créer toutes les situations nécessaires à leur organisation méthodique. Je crois qu’il faut qu’en dehors de ces nouveaux dispositifs, l’apprentissage soit organisé, des mises au point pouvant intervenir à un moment opportun dans ces dispositifs. Encore faudra-t-il que le nombre de professeurs-documentalistes augmente dans de grandes proportions pour qu’on n’en reste pas à des solutions trop partielles pour ces interventions, comme c’est le cas actuellement.

Jean-Louis Charbonnier

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