Pratiques, réseaux et territoires

Les professeurs-documentalistes aux confluences des mutations (1)

(actualisé le ) par Alain Gurly

Loïc Le Roux vous avait sollicités il y a quelques temps sur Docpourdocs, afin de l’aider dans son travail en remplissant un questionnaire en ligne sur le site de l’IUFM de la Réunion. Voici le résultat de son étude avec les statistiques brutes du questionnaire en téléchargement.

De même pour ceux qui veulent avoir ce texte en pdf, ce qui permet de voir les notes de bas de page, qui ont sauté dans la version html ci-dessous, vous pouvez télécharger la version pdf (fichier zippé).

Avec son accord, je me suis permis quelques annotations et commentaires de son texte, en Annexe.. On le remercie d’avoir accepté de publier son travail sur ce site, travail fondé sur un état des lieux détaillé, qui peut servir de base à des réflexions approfondies sur le métier de Professeur documentaliste.

Avant de commencer la lecture de ce texte (et du commentaire en annexe), Loïc a demandé expressément qu’on prenne bien note de ce qui suit :

« L’article ainsi que ma recherche doctorale concerne uniquement le web documentaire. Donc pour éviter toutes confusions : je ne traite pas du doc avec le support papier, des évolutions statutaires de la profession, etc. »

Dont acte.


Loïc Le Roux
IUFM de La Réunion

« La nouvelle fracture numérique n’est donc pas entre ceux qui peuvent s’offrir les machines et les services et ceux qui ne le peuvent pas, mais entre ceux qui savent les utiliser à leur avantage et ceux qui sont victimes de la sur-information. Ce n’est pas un problème entre ceux qui "possèdent" et les autres, mais entre ceux qui "savent" et les autres. » Howard Rheingold [1]

Résumé. - Internet à l’école marque un changement dans le fait de penser la documentation et le rôle des CDI. Si les pratiques des professeurs-documentalistes toujours tributaires de multiples facteurs pouvaient - avant l’arrivée du numérique - se réguler, aujourd’hui il est nécessaire de penser l’organisation de la documentation et de ses acteurs de manière plus complexe afin de délivrer des pratiques en réponse aux nouveaux enjeux de la « société de l’information ».

Descripteurs TEE [2] : internet / CDI / documentaliste / enseignement secondaire / compétence en recherche d’information / méthode de recherche.

Préambule : la documentation scolaire, un métier en constante mutation

Depuis ces quinze dernières années (1989-2004), la profession de documentaliste d’établissement du second degré en France ne cesse de se modifier à la fois dans ses missions et dans ses pratiques [3]

Avec la création du CAPES en 1989 [4] (premier concours externe ouvert en 1990), le « documentaliste-bibliothécaire » - tel qu’il est défini dans la circulaire du 13 mars 1986 portant sur les Missions des personnels exerçant dans les centres de documentation et d’information - devient statutairement un professeur certifié en documentation. Il gère un fonds documentaire circonscrit dans un lieu précis : le centre de documentation et d’information (CDI). Expert en bibliothéconomie et en gestion de l’information, il dispense des savoir-faire notamment au cours d’initiations à la recherche documentaire en sixième et des séances d’approfondissement en classes de seconde.

Avec l’apparition des nouveaux dispositifs pédagogiques transversaux pour le collège et le lycée - itinéraires de découverte (IDD), travaux personnels encadrés (TPE), projet pluridisciplinaire à caractère professionnel (PPCP), éducation civique juridique et sociale (ECJS) - puis la mise en place progressive du brevet informatique et Internet (B2I), le rôle du professeur-documentaliste devient plus important. « Mécaniquement » déjà, ne serait-ce que par le rôle incontournable de l’espace CDI assigné par les textes officiels, il n’est plus seulement une interface privilégiée entre le document et l’élève - un « intermédiaire des chercheurs et des curieux [5] » selon Paul Otlet - mais devient un enseignant délivrant une pédagogie documentaire transversale, souvent innovante, bien en amont du document existant.

Autre révolution autour de la documentation scolaire et de ses acteurs : la venue progressive d’Internet en France à partir de 1994 puis le rôle incontournable du Réseau des réseaux ces dernières années. Ces deux événements majeurs - l’institutionnalisation d’une profession par le CAPES et l’arrivée des technologies de l’information et de la communication - modifient profondément les missions du documentaliste et le fonctionnement du CDI (car il y a - nous le verrons par la suite - communément imbrication étroite entre le lieu et la personne).

Nous étudierons dans cet article - en utilisant l’approche systémique (Rosnay, 1977 ; Lapointe, 1993 ; Le Moigne, 1999) - la place du CDI ainsi que les pratiques du professeur-documentaliste avant et après l’arrivée d’Internet à l’école en montrant qu’il existe un changement paradigmatique au cours de cette période. Nous tenterons ensuite d’examiner les stratégies développées par les professeurs-documentalistes dans leur recherche du document numérique en ligne et leur gestion documentaire. Puis nous essaierons d’apporter un éclairage et quelques réflexions sur la complexité des mutations actuelles. [6]

I. Un système autopoiétique : le CDI, le documentaliste et les supports traditionnels

- A. Un territoire encore circonscrit à la « galaxie Gutenberg [7] »

Le CDI n’est pas l’unique territoire du professeur-documentaliste. Si ce lieu d’exercice quotidien (30h par semaine) est au centre de documentation, le documentaliste a aussi une mission de recherche et de prospection (6h) à l’extérieur de son établissement (recherche en librairie, veille culturelle auprès des musées, centres artistiques et associations par exemple). Il est légitime cependant de voir dans le CDI le « territoire du quotidien » - au sens ethnologique - des documentalistes.
La territorialité du CDI s’exerce avant tout dans un environnement. Situé « au cœur de la vie de l’établissement » comme le stipule la Loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989, le centre de documentation et d’information bénéficiant d’un positionnement stratégique génère une révolution des pratiques pour devenir un « CDI au cœur du projet pédagogique [8] ».

Ce territoire du quotidien est constitué selon des principes souvent communs à tous les établissements. La personnalité du documentaliste impose cependant à ce lieu une empreinte physique caractéristique sur les espaces de lecture, l’agencement du mobilier, l’éclairage, le choix du matériel de bibliothèque, etc. Néanmoins, il doit aussi prendre en compte des contraintes incompressibles : l’espace (la surface au sol et son aménagement : la banque de prêt, les OPAC [9] , les étagères, les ouvertures) et la sécurité.

L’espace CDI est un territoire complexe où le ratio nombre d’élèves, fréquentation, surface au sol et espaces spécialisés (archive, local serveur, reprographie, bureau de l’orientation et de l’action sociale) doit être pensé avec efficacité, fluidité et ergonomie. [10]

Tous les CDI disposent d’espace de lecture et de mètres linéaires en libre accès pour laisser les usagers chercher et découvrir à souhait un ouvrage ou une revue. Cette approche de « désintermédiation » territoriale est essentielle, surtout chez un jeune public où cette stratégie suscite curiosité et goût à la lecture par une appropriation privée du livre (cf. Certeau, 1990, 239-255) dans un lieu public à caractère éducatif.

La disposition de l’espace CDI est essentielle - nous le voyons - pour améliorer la gestion bien sûr mais aussi et surtout pour faciliter les pratiques des usagers (et celle du documentaliste).

- B. Entre pratiques bibliothéconomiques et pédagogie documentaire

En aval d’une politique documentaire d’établissement réfléchie, la documentation sur support imprimé nécessite un traitement complet et rigoureux. Les étapes de ce traitement documentaire sont constituées par la description bibliographique, la cotation et l’analyse documentaire (élaboration d’un résumé et indexation).

Le catalogage - avec la maintenance informatique - est l’une des activités chronophages de la profession (ce travail de bibliothéconomie peut parfois s’avérer délicat lorsqu’il faut analyser des articles spécialisés propres aux lycées professionnels). Le traitement est une activité méthodologique rigoureuse et résolument pédagogique. Dès son versement dans le catalogue, la principale relation entre le document et l’usager potentiel se trouve tributaire de la qualité de la notice analytique (interrogée par le logiciel documentaire). Dans le cas d’un centre disposant de magasins, c’est uniquement la notice qui joue le rôle exclusif d’interface entre l’usager et le fonds. Aussi est-il important que le documentaliste maîtrise correctement les outils et les langages documentaires à sa disposition.

Une des épreuves du CAPES externe de documentation prévoit notamment la recherche de documents électroniques (online et offline) et leur catalogage sommaire à travers un bordereau de traitement documentaire. Notons que cette épreuve orale d’admission semble être la seule épreuve des concours d’enseignement se déroulant entièrement sur Internet (Guy Pouzard in Baron et Bruillard, 2003, 44). La pratique du candidat en situation d’épreuve est quasiment comparable - stress du concours en moins - à celle du documentaliste en établissement. Après avoir sélectionné puis validé la ressource selon une grille plus ou moins institutionnelle [11] et/ou personnelle, il doit élaborer un document secondaire - une notice analytique - à partir du document primaire.
Les « protagonistes » du « territoire CDI » sont représentés par un système relativement stable entre communauté éducative et élèves (les usagers), l’interface de recherche du logiciel documentaire (artefact), le professeur-documentaliste et le document papier. Ce système peut être analysé - dans sa pratique de recherche d’information au CDI - selon le modèle triadique de situations d’activités instrumentées (SAI) (Rabardel, 1995) : sujet - instrument - objet (livre). Il fait partie du « paradigme classique » de la documentation scolaire (Fondin, 2003).

Ce système utilisant des procédures normatives (normes AFNOR de catalogage, classification, thésaurus) est stable, homéostatique et autopoiétique (il se réorganise de manière permanente) : l’entropie informationnelle est maîtrisée par des outils régulateurs créant des boucles de néguentropie provisoires en évitant les déperditions d’informations (silence) ou l’excès inverse (bruit). Le système produit ses propres composants par « métabolisme documentaire », régénère continuellement par transformation et interaction le réseau qui les a produit et qui constitue « le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau » (Varela 1989, 45).

Les artefacts classiques de la gestion documentaire :

En documentation, il existe deux grands outils d’indexation : les thésaurus et les classifications. Toutes les bibliothèques disposent d’outils similaires même si les thésaurus sont souvent peu usités [12].

Les thésaurus sont des listes de termes univoques appelés descripteurs connectés entre-eux par relations d’appartenances parentales et hiérarchiques. Les termes génériques (TG) sont supérieures aux termes spécifiques (TS) et sont en relation(s) non hiérarchique(s) avec des termes associés (TA). Ainsi dans Motbis 3.1 le thésaurus encyclopédique de l’Education nationale [13] : Antiquité égyptienne est un TS de Antiquité (TG : Histoire). Et Pyramide est considéré comme un TA puisqu’il fait partie du microthésaurus [14] ayant pour TG : Monument.

Autre outil plus connu des usagers des bibliothèques en général : les systèmes de classifications. Il en existe plusieurs mais les plus utilisées sont la classification décimale universelle (CDU) et la classification décimale de Dewey (CDD). Celle-ci étant présente dans la très grande majorité des CDI, des bibliothèques publiques de prêt et à la Bibliothèque nationale de France (pour le fonds en libre accès).

La CDD permet dans un CDI de classer le livre selon une organisation systématique en relation avec un indice numérique. Toutes les monographies dont les thèmes sont proches sont localisées ensemble autour d’un même indice suivi des trois premières lettres du nom de l’auteur (dans les cas les plus simples). Les classifications sont héritières de la catégorisation scientiste de l’état des savoirs caractéristique du courant positiviste de la fin du 19ème siècle ; ce qui rend leur structure parfois peu adaptée à certaines branches disciplinaires du début du 21ème siècle ... Mais l’intérêt actuel de ces classifications (la CDD est continuellement mise à jour [15]) est de permettre d’organiser les collections pour l’usager et d’orienter celui-ci de façon plus ou moins consciente dans sa « recherche /déambulation » (son « braconnage » selon Certeau) autour des rayonnages afin qu’il se construise un parcours livresque et intellectuel (en « accordant » fortuitement à l’usager le pouvoir de trouver un livre qu’il ne cherche pas !).

Les frontières entre CDI, bibliothèques publiques et services communs de documentation semblent s’amenuiser actuellement par le libre-accès généralisé.

- C. Maillage documentaire et partenariat en réseau

Le CDI s’insère dans différents réseaux en interactions les uns avec les autres. Situé au cœur de l’établissement, il est un passage obligé des élèves et des enseignants. Passage long au regard d’un cursus scolaire, plus court lors de séquences pédagogiques ou pendant les temps de recherche. Passage éclair pendant les intercours. Il existe toujours dans ce système ouvert une notion de temps à prendre en compte : une recherche se situe toujours dans l’espace et le temps (Fondin, 2002 ; Perriault, 2002). Un temps modulable aussi entre appropriation publique (initiation des sixièmes, IDD, PPCP, etc.) et appropriation privée (lecture plaisir, recherche personnelle, « errance cognitive »).

Le CDI et son acteur principal, le documentaliste, participent aux séquences pédagogiques, tissent des liens transversaux avec les disciplines et l’administration et deviennent souvent des acteurs importants d’un partenariat éducatif avec la société civile hors de l’établissement. Les réponses à un questionnaire envoyé sur les listes de discussion et sur les sites académiques (entre le 26 avril et le 05 juin 2004 où nous avons recueilli 618 réponses) montrent des pourcentages cumulés élevés pour des manifestations ne s’inscrivant pas uniquement dans un programme scolaire (Lire en fête, Printemps des poètes, Journée du Patrimoine, Semaine de la presse, Prix des incorruptibles, Journée nationale de la Résistance ...).
L’espace CDI et les missions du professeur-documentaliste redessinent le paysage documentaire de l’établissement. Le maillage documentaire permet d’optimiser la visibilité des ressources des CDI en proposant des coopérations documentaires avec d’autres organismes similaires de la région (archive départementale, bibliothèque municipale, CDDP, musée, etc.). Une coopération fait naître un réseau d’échange et de partage des tâches et des savoirs.

Mutualisation, partenariat, veille informationnelle, contacts privilégiés (écrivains et conteurs invités par exemple) sont autant d’atouts d’un CDI à la foi ancré dans l’établissement et tourné vers l’extérieur.

II. Un système complexe : le CDI, le documentaliste et le document numérique

- A. Les enjeux culturels de la « galaxie Internet [16] »

Prédisposé [17] à évoluer en réseau et à étendre son territoire, le CDI, avec l’avènement majeur du Web en France, se trouve confronté à de nouveaux enjeux et doit se redéfinir une nouvelle identité. Lieu (centre de documentation et d’information : CDI) ou système (service d’information et de documentation : SID) expert ? Place du numérique et naissance d’un CDI virtuel ? Gestion et enseignement du document ou gestion et enseignement de l’information ?

Corrélativement, le professeur-documentaliste mute et modifie ses pratiques face à la prégnance culturelle du numérique. L’univers de la documentation change et ne devient plus pérenne : nouveaux réseaux, nouvelles technologies, nouveaux comportements, nouveaux usages, nouvelles pratiques ...

1. Typologie d’Internet et des outils de recherche

Afin de bien cerner les enjeux de ce changement de paradigme, il nous semble nécessaire - pour notre sujet [18] - de revenir rapidement sur le noyau central de ces transformations : le protocole de communication TCP/IP et par extension le réseau Internet.

Né en 1969 aux Etats-Unis, le Net devient vite populaire dès 1989 quand Tim Berners-Lee, physicien du Centre européen pour la recherche nucléaire (CERN), décide de mettre en place un nouveau protocole permettant de consulter des pages en relation les unes avec les autres par des liens (links). Ce nouveau service - le World Wide Web ou W3 - s’implémente sur une couche réseau (TCP /IP) et permet avec l’aide d’un navigateur (browser : Mosaic à cette époque) de naviguer de pages en pages au grès de liens hypertextuels. Ces liens proviennent de balises (appelées tags) encapsulant du texte (ASCII) et l’ensemble de ces balises forme un document hypermédia au format HTML (Hypertext markup language) [19].

La diffusion du « Réseau des réseaux » connut rapidement une inflation exponentielle. Actuellement, il est illusoire de tenter de chiffrer le Web. Sachons que le nombre de pages visibles par les moteurs de recherche doit être supérieur à quatre ou cinq milliards : chiffre donné en octobre 2002 par Olivier Andrieu [20]. The Censorware Project, estimait en novembre 2000 que le nombre de pages rajoutées en 24 heures était d’environ 4,5 millions... (Foenix-Riou, 2001, 10).

La lecture des études menées par des sociétés de veille montre que le coefficient permettant d’évaluer approximativement la taille du Web invisible (les pages non indexées par les outils de recherche) par rapport à celle du Web visible [21] serait de l’ordre 260. Au-delà de cet exercice plus que délicat, retenons que s’il est impossible de quantifier le Web invisible, sa masse documentaire - pour le sujet qui nous concerne - reste faramineuse et problématique en ce qui concerne son extraction.

Pourquoi cette distinction entre Web visible et invisible ? La recherche d’information sur Internet en général - et sur le Web en particulier - nécessite toujours un intermédiaire entre la donnée numérique présente sur un serveur distant et l’usager formulant sa requête. Christophe Boudry [22] le synthétise de manière fort éclairante dans un article : « Typologie et mode de fonctionnement des outils de recherche d’information sur Internet en biologie / science » [23] Le moteur de recherche est constitué de trois parties : un robot (spider), sa base de données appelée index [24] et l’interface de recherche que seul l’usager voit. Le robot parcourt la Toile et tente d’aspirer le plus de pages possibles sur les serveurs. Lors d’une requête, le moteur délivre à l’usager des réponses provenant de son index en fonction d’un algorithme propriétaire souvent secret.

Or, nous l’avons vu précédemment, la masse documentaire la plus importante sur le Web demeure invisible aux usagers utilisant les moteurs de recherche. Seule une interrogation directe sur les sites appropriés peut apporter des réponses. Ce qui suppose une bonne maîtrise de la recherche documentaire et une connaissance (culture numérique) non négligeable du cyberespace.

La pertinence du classement des résultats propre à l’algorithme de recherche d’un moteur à des incidences directes sur le fonctionnement d’un CDI. Avec le support en ligne, nous évoluons dans une situation nouvelle où le Web influence les perceptions et les représentations socioculturelles des internautes. Les usagers du CDI le manifestent en changeant leurs comportements : « ce n’est plus le lieu qui est important, mais le choix de stratégie » (Fondin, 2003).

Notre enquête montre que 45% des pages d’accueil (homepage) des ordinateurs des CDI affichent Google (55% des pages d’accueil pointent sur un outil de recherche : moteur ou annuaire). 53 % des documentalistes se servent aussi de cet outil pour la recherche avec les élèves en répondant à la question : « Quels sont les sites Web que vous utilisez le plus souvent pour vos recherches avec les élèves ? ». Nous atteignons 62 % dans l’usage des moteurs (Altavista, Exalead, Google, Kartoo, Lycos, Voila) et annuaires (Yahoo, Wanadoo) pour la même question. Spinoo le moteur de recherche développé par le CNDP recueille un score quasi nul puisque seulement 4 documentalistes le citent (sur un total de 618) dont 3 le mettent au premier rang des outils systématiquement utilisés lors d’une recherche avec les élèves au CDI.

Sur trois années passées à l’IUFM de La Réunion, une observation rapide du comportement des candidats préparant l’épreuve orale de technique documentaire permet d’affirmer que ces derniers, dans leur très grande majorité, sont des « googlemaniaques » et ne contredisent en rien les statistiques récentes des internautes qui plébiscitent cet outil à plus de 73 % [25]

Le recours aux moteurs de recherche devient une pratique généralisée au CDI. Le fonds documentaire est parfois même exclu au profit d’une information online jugée plus récente et donc plus fiable... « Hors d’Internet point de salut, point de modernité. Hors d’Internet nous sommes condamnés à l’ignorance, aux archaïsmes » (Musso 2003b, 53).

Voici l’un des changements paradigmatiques de la documentation. Il n’en va pas sans que la notion même du document soulève interrogations et redéfinitions.

2. Documents numériques et ressources en ligne : pour une approche d’objets complexes

L’équipe « Sciences et technologies de l’information et de la communication » (STIC) du CNRS à travers les « Réseaux thématiques pluridisciplinaires » (RTP) essaie de travailler sur la notion de document et de son passage en document numérique. Le document traditionnel reposait sur un support, un texte et une légitimité (Pédauque, 2003). Avec l’apparition des technologies de l’information et de la communication la typologie des documents, leur création, leur diffusion et leur réception ont été modifiées. S’il est vain d’opposer document papier et document numérique, il n’en reste pas moins important « de mieux cerner la notion de document en général, dont le numérique est à la fois un révélateur et un facteur d’évolution » (id.).

Le document peut se « lire » et s’exploiter différemment selon si nous nous l’approprions comme une « forme » (aspects structurels du document), un « signe » (aspects sémantiques) ou un « médium » (aspects sociaux de sa légitimation). « La manifestation la plus évidente du changement est donc la perte de stabilité du document comme objet matériel et sa transformation en un processus construit à la demande, qui ébranle parfois la confiance que l’on mettait en lui » (id.).

La gestion documentaire - nous l’avons vu - consiste pour un documentaliste à « manager » en terme d’économie cognitive un fonds en perpétuelle évolution à la fois sur le plan quantitatif que qualitatif à l’aide d’outils et de langages appropriés. Traditionnellement, le documentaliste se trouve être l’élément central de ce vaste projet. C’est lui qui valide l’information et décide selon des normes et des procédures standardisées de signaler un document, de le classer et de le diffuser.

La grande difficulté des documentalistes actuellement - mais aussi des bibliothécaires chargés de la méthodologie du travail universitaire (MTU) en première année (DEUG), par exemple - est de transmettre une démarche méthodologique de recherche et de validation des documents numériques.
L’objet numérique acculture les comportements (cf. « la société de l’information ») et modifie « par effet domino » les pratiques de recherche, la représentation du CDI et du documentaliste chez les élèves.

Si le support papier semble représenter un élément de distanciation et de pondération (parfois un « vieux » modèle pour les adolescents... ), le document numérique symbolise l’immédiateté et l’apparition d’élèves « info-zappeurs » [26] cherchant le plus souvent l’information « à la surface » (Tricot, 1998). Le temps était déjà un facteur discriminant dans la recherche traditionnelle de l’information, mais avec les technologies numériques, la notion de valeur de l’information est elle-même prise en otage par l’inconstance des usagers dans leur recherche : « la perception de la qualité des informations disponibles en ligne est partiellement dépendante de cette vitesse d’accès [...] plusieurs recherches montrent qu’un internaute qui cherche de l’information sur le Web se désintéresse d’un site si le téléchargement excède dix secondes » (Marquet, 2003, 109).
Les représentations des documents numériques mériteraient davantage d’études. Nous pourrions aussi nous questionner sur ce que représente exactement une ressource éducative en ligne (Marquet 2003, 128 ; Bruillard & La Passardière, 2003).

3. La recherche documentaire informatisée : une pratique encore standardisée

Avec l’apparition puis la généralisation massive du Web au CDI, le documentaliste transpose des pratiques antérieures de régulation (indexation, catalogage, dossier documentaire, mise en signets) qui par expérience ont montré leur efficacité (le paradigme classique). Jacques Perriault parle ainsi d’ « effet diligence » : « quand une nouvelle technique se substitue à la précédente, l’histoire des techniques nous enseigne qu’on est tenté dans un premier temps de projeter et d’appliquer des protocoles anciens à la nouvelle venue. C’est ainsi que les premiers wagons de chemins de fer ont ressemblés à des diligences et les premières automobiles, à des voitures à cheval ». (In Guichard, 2001, 127).

Si le professeur-documentaliste pouvait encore maîtriser par ses pratiques la masse documentaire du CDI traditionnel, l’arrivée du numérique provoque une perturbation importante. Internet est non seulement un formidable outil de communication et de coopération mais aussi une volumineuse bibliothèque virtuelle (l’organisme chargé de statuer sur les normes du Web, le W3 consortium, se trouve à l’origine de la première bibliothèque virtuelle en ligne : The Virtual library) [27]. Les pratiques du documentaliste évoluent inévitablement avec un temps de latence (ce que les historiens appellent le « temps des mentalités ») et correspondent en partie à l’interprétation que ceux-ci se font du document numérique (« forme », « signe » ou « médium ». Cf. Pédauque, 2003).

Des tentatives de régulation existent depuis la naissance du HTML. Une page Web vue à l’écran n’est pas exactement la même vue par un robot de recherche. Dès la normalisation du langage HTML des balises spécifiques délivrent des renseignements descriptifs et des éléments sémantiques sur les données du document lui-même. Ces métadonnées permettaient dans les années 1994-1996 à un moteur puissant - AltaVista - de développer un algorithme de recherche prenant en compte les méta-balises inclues dans l’en-tête (head) des pages Web et de faciliter la catégorisation (clusterisation) dynamique des données (fonction Refine du moteur).

Depuis quelques années le plus important organisme de fédération de bibliothèques - l’OCLC : Online computer library center - travaille sur la mise en place de données sur les données de manière plus structurante (descriptivement et sémantiquement). Ce vaste chantier appelé Dublin Core Metadata Initiative (DCMI. Le siège de l’OCLC est à Dublin, Ohio) permet aux professionnels de l’information et de la documentation de cataloguer plus lisiblement les ressources en ligne et de rendre interopérables les autres métadonnées.
Cette pratique n’est pas nouvelle puisque les bibliothécaires cataloguaient déjà en format MARC (MAchine Readable Cataloging) les documents (primaires) pour approvisionner leur catalogue. Ce qui est novateur, c’est que le Dublin Core (DC) se substitue au format MARC. Le document primaire possède ainsi une encapsulation dans son en-tête qui l’identifie et ces données (secondaires) sont fournies soit par un professionnel de la documentation (dans la logique de l’OCLC) soit par l’auteur de la page.

Le Dublin Core peut servir de solutions appropriées face à l’obésité documentaire donc à la régulation des centres de documentation et à la bonne gestion documentaire des ressources électroniques. L’OCLC possède un catalogue collectif mondial créé et maintenu collectivement par plus de 9000 établissements (WorldCat) et détient les parts de la société néerlandaise PICA qui gère le système universitaire de documentation français (SUDOC). Ceci induit peut-être une stratégie d’interopérabilité de cet organisme entre ressources sur support papier (niveau local) et ressources numériques (niveau global).

Des éléments Dublin Core pour l’éducation existent aussi : le LOM (Learning Object Metadata) en cours de développement par l’IEEE [28] et en France, un programme interdisciplinaire du CNRS travaille sur une autre application pour donner un sens aux données, les ontologies [29] : le projet OURAL (Ontologies pour l’utilisation de ressources de formation et d’annotations sémantiques en ligne).

Quel peut être l’avenir de la documentation numérique ? Il semble que le format de données XML, qui existe déjà, avec une implémentation successive de briques permettant une indexation sémantique (RDF : Resource Description Framework, OWL : Web Ontology Language ...), facilitera la naissance d’un Web sémantique (Semantic Web) : l’aboutissement d’un rêve selon Tim Berners-Lee...

« Et le ministère de l’Education nationale dans tout cela ? » [30] Le centre national de documentation pédagogique est actif dans ce domaine et participe par l’intermédiaire du CRDP de Montpellier à un « groupe de travail métadonnées éducation » (GTME). Le moteur du CNDP - Spinoo - sera à terme capable de proposer une interface de recherche où les métadonnées seront prises en compte.

Dans les écoles, l’Education nationale met en place un portail de ressources éducatives numériques libre de droit mis à la disposition des élèves et des enseignants : l’Espace numérique des savoirs (ENS) [31]. L’information y est validée et davantage « formatée » vers la construction de séquences pédagogiques. Il semble aussi que ceci soit une tentative plus fiable de contingenter la documentation numérique dans les CDI (en tant que ressource éducative justement). L’ENS ne connaît pourtant pas une réalisation aussi rapide et efficace qu’il était prévu. Il semble glisser - selon ce qui a été perçu au cours de la 7ème biennale de l’INRP (Lyon, 14-17 avril 2004) - vers un projet plus englobant : l’Espace numérique de Travail (ENT) [32]...

Malgré tout, une masse énorme de la documentation électronique reste invisible et peu disponible aux usagers. Les CDI connaîtront toujours un accès ouvert sur le réseau mondial et les bases de données des outils de recherche (index) ne pourront jamais recenser toutes les publications du Web. L’évolution du réseau est telle qu’il est impensable d’entreprendre systématiquement une recension des sites (objectifs documentaires du paradigme classique) ou un verrouillage d’URL (objectif régulatoire). Point tout aussi important : au regard de la masse d’information en ligne, qui cataloguera ces documents ? Peu d’établissements publics utilisent le Dublin Core ou autres éléments structurants produisant du sens. La mise en ligne des documents est souvent le fait d’un public (les informaticiens par exemple) peu réceptif aux logiques d’indexation et d’analyses documentaires ...

Pour passer du paradigme « classique » au paradigme « informationnel » le professeur-documentaliste doit - selon Hubert Fondin (2003) innover et inventer des stratégies complémentaires moins normatives, plus intuitives et plus originales aussi (Ertzscheid, 2003). Il serait nécessaire de développer aussi un autre mode de recherche moins solitaire (seul au CDI) mais davantage orienté vers une approche collaborative d’aide à la recherche d’information (en réseau). Enfin, pour s’adapter à un monde en perpétuel mouvement la documentation mériterait davantage de prendre conscience et de gérer deux notions encore peu présentes : l’incertitude et l’incomplétude de toute information (Eteve & Liquete, 2004, 143). [33]

- B. Les nouveaux territoires de la documentation : relier les connaissances et glocaliser les savoirs

La modification du CAPES externe de documentation en 2001 révèle les changements survenus au sein du métier. A la fois plus orienté « sciences de l’information et de la communication » dans les épreuves écrites, le CAPES se « technicise » en y joignant une épreuve orale de pratique consistant à rechercher et à traiter trois documents dans une perspective pédagogique (Pireyre, 2003, 26).

Les technologies de l’information et de la communication changent radicalement les territoires (Bertacchini, 2003) et leur structuration en les déplaçant vers la notion encore fluctuante de cyberespace. Un des nombreux paradoxes d’Internet se trouve dans la capacité d’abolir les distances séparant les utilisateurs tout en augmentant considérablement leur territoire potentiel. « Le véritable territoire n’apparaît donc plus comme un lieu mais comme un ensemble de possibles connexions établies entre usagers dans un espace immatériel qui cependant sera réel en terme d’efficacité productive et culturelle » (id., 6). Ce réseau virtuel loin d’être évanescent et éthéré intègre des facteurs locaux qui interagissent toujours avec l’aspect global en développant « de nouvelles formes d’organisations socio-spatiales [34] ». Cette « glocalisation » représentée par l’intégration du global et du local complexifie les environnements documentaires, les objets, les pratiques, les usages et le mode d’appropriation de l’information. Le « glocal » entre dans une stratégie refusant les arguments d’une uniformisation en intégrant culture locale et connaissance globale, homogénéisation et hétérogénéisation.

Que nous apprend ce changement dans les pratiques quotidiennes ? Le territoire du documentaliste, à l’origine physique et relativement homogène (l’établissement, les réseaux de la communauté éducative, des partenaires locaux : CRDP, bassins des documentalistes, librairies, etc.), devient aussi virtuel et hétérogène (organisation de l’espace en zones d’affinité) où se forme réticulation multidimensionnelle de l’information et échanges de pratiques à distance. « Les espaces virtuels et les savoirs déterritorialisés questionnent le rôle des espaces physiques et celui des lieux traditionnels de l’éducation, du travail et de la vie communautaire » (Harvey et Lemire, 2001, 4). Le documentaliste s’extériorise et la notion même de CDI au cœur de l’établissement doit se repenser : peut-on être « ici et maintenant » au cœur d’un réseau ? « L’instrumentation du Web et de ses ressources documentaires s’opère sans référence dominante à l’établissement scolaire » (Marquet, 2003, 116).
Les fonctions anciennes du réseau traditionnel souvent basées sur la pédagogie documentaire, l’accompagnement, l’animation du CDI, la communication dans l’établissement, les partenariats... s’enchevêtrent alors avec et sur un maillage plus informel, plus entropique, plus dépersonnalisant aussi, représenté par Internet.

Si le CDI des années 1990 est un système stable où le circuit de l’information est régulé par des boucles de rétroaction (« feedback négatif [35] » : maintien général d’un système vers un objectif assigné tel un thermostat), le CDI du tout début du 21ème siècle est à la charnière de la médiation des savoirs (Peraya, 2003) et de pratiques innovantes produisant plutôt un « feedback positif », c’est-à-dire un changement profond de l’identité du système lui-même (au-delà de la personne du documentaliste et du lieu CDI).

Pour le (cyber)documentaliste, il est alors nécessaire de retrouver des repères (notion de territorialité) et des liens pour se projeter de nouveau entre une communauté locale (l’établissement) et une communauté « globale » (les CDI sur le Web, les réseaux de documentalistes, les sites coopératifs, etc.).

Quels sont les outils pouvant répondre à cette déterritorialisation / reterritorialisation ? Site de mutualisation (docpourdocs), plate-forme de travail collaboratif (wiki) (cheval.slaes), weblog (outils froids, biblioacid) liste de discussion (cdi-doc, e-doc, [36]), forum d’échange, catalogue collectif (sudoc, base des MémoFiches du CRDP de Poitiers), portail thématique (savoirscdi)... Tous ces outils recréent un territoire virtuel, un environnement émergent et font appel à une communauté de pratique. Les affinités numériques intimement liées aux usages recomposent les territoires et juxtaposent lieux physiques et « lieux » numériques ; tous les deux étant espaces de vie, d’échanges, de pratiques et de mutualisations. Le territoire du documentaliste se trouve alors aussi bien au CDI (le « territoire du quotidien ») que hors CDI (le « territoire virtuel du quotidien » ).

Inévitablement, ce territoire en mutation constante interagit avec les pratiques. Une communauté en réseau [37], des outils de recherche d’information innovants (outils sémantiques), de nouvelles fonctionnalités et usages (les applications multiples de la communication médiatisée par ordinateur - CMO - ou des pratiques collectives distribuées - PCD), un accès haut-débit sont des facteurs capables de faire modifier profondément les pratiques à la fois du professeur-documentaliste dans sa pédagogie et dans la construction et la gestion de son espace CDI.

- C. Praxéologie documentaire et technologie numérique

Le professeur-documentaliste dispose depuis de nombreuses années - nous l’avons vu - d’outils pour gérer en bonne intelligence son fonds. Si pour l’aspect gestion documentaire les pratiques semblent être plus simples (encore faut-il s’approprier - pour certains - les outils informatiques nécessaires à la gestion d’un centre : administration d’un serveur, connaissance d’une base SQL et des langages, maintenance système et réseau...), par contre pour l’acte didactique consistant à faire adopter une stratégie cognitive pour chaque élève et lui faire trouver un document pertinent sur Internet, l’acte en question semble plus compliqué. Plus complexe encore, le fait, pour le professeur-documentaliste, de développer une méthodologie globale pouvant répondre à chaque profil d’utilisateur du Web en fonction du niveau de sa classe, de sa filière et de son expérience personnelle d’Internet, sachant que cette méthode pourrait être à l’image de la perception que cet enseignant se fait du Web documentaire (cf. Marquet, 2003, 115). Il est alors nécessaire de réfléchir à une praxéologie et à une didactique de la discipline pour « bâtir une éducation documentaire et informationnelle » (Frisch, 2003).

Dans le système classique, les outils documentaires servent à indexer et à retrouver le document par l’intermédiaire de requêtes en adéquation avec le langage documentaire employé. Les classes de sixième sont formées justement à ces interrogations et à la relation entre document physique et notice catalographique. Un parcours du CDI leur montre l’agencement des ouvrages, la typologie du lieu, le rôle des classifications et les fonctionnalités du logiciel documentaire par exemple. Ces outils sont « bibliothéconomiquement » efficaces même si les versions des logiciels changent et acquièrent de nouvelles fonctionnalités. Ici, le système s’auto-administre et s’autorégule. Ainsi, à terme, un élève bien formé pose une bonne requête et trouve le document en rayon. Pour provoquer : un « bon élève » n’a plus besoin du documentaliste dans sa recherche au CDI ! (Caractère téléonomique du système).
A contrario, la recherche en ligne au CDI est plus aléatoire. Nombres de documentalistes verrouillent les postes, mettent des filtres, surveillent les élèves ou tablent sur les MémoDocNet [38] pour aiguiller l’élève vers l’information censée être demandée. Les représentations et les perceptions d’Internet semblent être des facteurs décisifs dans ces pratiques.

Les méthodes de recherche d’information en ligne devraient être davantage utilisées. Au regard des réponses au questionnaire envoyé, les documentalistes sont souvent tributaires d’un seul outil (Google). Le rapport de jury pour le CAPES externe de 2003 notait que certains groupes de candidats avaient été troublés car le site de Google avait été inaccessible pendant une partie de l’épreuve : « une interruption d’une heure de l’ensemble des serveurs Google a montré combien les candidats étaient attachés à cet outil, mais aussi à quel point ils hésitaient à en choisir un autre. » [39] p.16 Faire des recherches uniquement à partir de moteurs (voire d’un seul outil) ne semble pas être la meilleure manière pour se représenter le Web documentaire. [40]

Depuis quelques années, certains sites de méthodologies à la recherche d’information servent - théoriquement - de références pour les acteurs de la documentation. Il est à noter que ces sites émanent souvent de bibliothèques universitaires et sont souvent le fait de conservateurs ou de bibliothécaires (ce qui remet en cause une fois de plus les frontières traditionnelles entre les deux professions : documentaliste et bibliothécaire). L’Unité régionale de formation à l’information scientifique et technique (URFIST) de Paris propose par exemple un guide méthodologique particulièrement pertinent : CERISE (conseils aux étudiants pour une recherche d’information spécialisée efficace). Idem pour l’ENSSIB (Ecole nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques) avec le site REPERE. L’Université du Québec à Montréal (Infosphère) et l’Université Laval (GIRI : Guide d’initiation à la recherche dans Internet) sont aussi des « sites ressources ».

Pourtant, ces sites - à la disposition de la profession - n’ont quasiment pas été mentionnés dans les résultats de notre enquête. A la question : « Consultez-vous des sites d’aide à la recherche ? (Exemple : Cerise, Repère, Infosphère, Captain-Doc, sites des Urfist) », 44 % de documentalistes répondent « jamais » et 38% « rarement ». Ce qui fait un total de 82 % n’exploitant pas ou très peu les sites de méthodologies.

Y aurait-il une forme de discordance entre une pratique standardisée (plus scolaire ?) concernant un fonds traditionnel et une pratique subissant l’acculturation du « grand public » à l’égard de la « vague Internet » (donc moins « formatée » ?) pour la recherche en ligne ? Perriault (2002, 65-68) cite des études montrant que les fonctions avancées des outils de recherche sont très souvent sous-utilisées. Les opérateurs booléens (et, ou, sauf) ne sont guère employés, le nombre de mots dans les requêtes sont faibles (inférieur à deux mots en moyenne) et la lecture en intégralité de la toute première page de résultats est rare. La majorité des internautes emploie souvent aussi le même outil et ce ne sont que les utilisateurs « experts » développant des compétences techniques réelles qui naviguent à la recherche de nouveaux sites intéressants.

Même s’il faut davantage de rigueurs dans les modes opératoires la recherche documentaire informatisée en ligne peut aussi ne pas être aussi formelle. Si les référentiels méthodologiques - comme ceux édités par le CRDP de Rouen [41] ou la Fédération des professeurs-documentalistes de l’Éducation nationale (FADBEN) - permettent de suivre un protocole d’interrogation, le professeur-documentaliste devra faire montre de « souplesse » méthodologique (Tricot) [42] et d’empathie (cf. pédagogie de la médiation). Une étude signale que « l’observation des conduites réelles des usagers [a montré que] le besoin en information ne reste pas constant au cours de l’interrogation » (citée par Ertzscheid, 2003).

Un aspect culturel - à souligner ici - a une incidence particulière sur la pratique documentaire de l’enseignant. Si l’initiation des élèves des collèges et lycées au CDI partait de pré-requis relativement sommaires (même si certains connaissent les BCD), ce n’est pas le cas pour le Web. Comme le souligne Pascal Marquet (2003, 108 et s.), les adolescents - dans leur « perception de l’utilité documentaire du Web » - développent une stratégie préexistante à l’institution scolaire. Contrairement aux bibliothèques, qui si elles ne sont pas fréquentées ne peuvent pas être « décodées », l’usage privé [43] - souvent ludique (jeux en ligne, forums, échanges peer to peer, chat, etc.) - du Web engendre chez les jeunes des comportements plus innovants produisant compétences techniques et capacités cognitives davantage susceptibles de faire partie des pré-requis informels pour une bonne maîtrise de la recherche documentaire (Perriault, 2002).

S’il faut « rectifier le tir » méthodologiquement, il n’est pas utile nécessairement de le faire avec l’aide d’artefacts ou de schémas de pensée hérités du paradigme classique. D’autres approches plus innovantes (l’inférence abductive) ou parfois originales comme l’exercice de trouver l’information par un « heureux hasard » (la sérendipité) sont peut-être à prendre en compte. « Il nous paraît erroné d’envisager les stratégies de recherche d’information dans un environnement hypertextuel (et partant celles de navigation), uniquement en fonction d’un objectif initial supposé constant tout au long du processus de recherche » (Ertzscheid, 2003).

- D. La recherche d’information sur Internet : entre sagacité, empirisme et « bricolage »

Edité à Venise en 1557 par Michele Tramezzino et traduit par Cristoforo Armeno (d’un conte persan du 10ème siècle), Le voyage et les aventures des trois princes de Serendip inspira deux siècles plus tard Horace Walpole (1754) pour forger le néologisme de serendipity qui consiste à trouver par accident (fortuitement) et par sagacité des choses que nous ne cherchons pas et de les utiliser avec talent. Ce que font les trois princes du conte persan.

La sérendipité (l’intuition de l’instant en reprenant le mot de Bachelard) est un axe de recherche récent dans les pratiques en sciences de l’information et de la communication (Perriault, 2000 ; Catellin 2001, Ertzscheid & Gallezot, 2003). Comme pour l’usager le long des rayonnages, nous pouvons comparer la recherche d’information sur Internet comme une entreprise aléatoire qui avec l’aide d’une certaine culture générale permet à l’internaute de trouver et d’exploiter des ressources qui ne correspondent pas originellement à sa demande. « On est alors conduit à pratiquer l’inférence abductive, à construire un cadre théorique qui englobe grâce à un "bricolage" approprié des informations jusqu’alors disparates » (Perriault, 2000).

Les pratiques de recherches documentaires informatisées en ligne peuvent justement être confrontées entre pratiques normatives et pratiques stochastiques. Michel de Certeau (1990) dans L’invention du quotidien emprunte à Lévi-Strauss (1962) la notion de « bricolage » comme « un art de faire » pouvant caractériser l’activité de la lecture. Terme non péjoratif que les orientaux emploient sous le concept de « science de l’expérience ». Certeau montre que la lecture induit souvent chez le lecteur un comportement « de jeux et de ruses » lui permettant de jouer avec le texte, de le construire et de le reconstruire au détriment de la volonté originelle de l’auteur.

A l’instar de cette activité, la recherche d’information - comme appropriation d’un savoir en devenir - n’est plus pré-construite et analytique (au sens cartésien du Discours de la méthode) ; ou en tout cas, face à cette inflation documentaire, ne peut plus l’être. Le professeur-documentaliste doit à la fois développer des stratégies non-linéaires de recherches efficaces (la « chasse » [44] à l’information, la ruse [45] pour la trouver...) et être « passeur » de sa science par l’intermédiaire d’une pédagogie documentaire. Ce « bricolage / braconnage cognitif » (Alava, 1995) n’est en rien une pratique floue (i.e. fumeuse) de la discipline mais résulte d’un constat d’acceptation d’un monde informationnel en mouvement irréductible à un idéal de maîtrise. Ce « bricolage méthodique » (Audran, 1997) s’appuie toujours sur un ensemble de repères, de cadres ou de « dispositifs indiciaires » sécurisants (Catellin, 2001) plus ou moins « transitionnels » (Paquelin, 2000, 49 et s. au sujet de « l’objet transitionnel » de Winnicott) permettant à la fois au documentaliste de construire et de projeter.
Si la chaîne documentaire est analytique et part d’un point initial (l’estimation des besoins) pour tendre vers un point final (la mise à disposition du document au public et son contrôle par rétroaction (feedback) pour évaluer la qualité de l’offre par rapport à celle de la demande), l’obtention du document numérique doit se saisir par une approche complexe et une modélisation des réseaux. . « Il [est] en effet opportun, par transposition, de passer [...] de l’organisation de l’espace physique réel, à l’organisation d’un espace virtuel du savoir. [46] »

Pour penser l’usage des TICE et de la documentation il est nécessaire de développer un mode de pensée systémique, constructiviste en intégrant la notion de complexité (cf. l’œuvre d’Edgar Morin)

P.-S.

Suite de l’article

Notes

[1http://www.fing.org/index.php?num=449,2
cité par Jean-Louis Durpaire in Les politiques documentaires des établissements scolaires. Rapport de l’IGEN mai 2004, p. 9.
ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edu....

[2Thésaurus européen de l’éducation :
http://www.eurydice.org/TeeForm/Fra...
Consultable aussi sur le site de l’INRP :
http://bdd.inrp.fr:8080/Tee/TeeWelc... .

[3En ce qui concerne l’historique de la documentation scolaire, se reporter à Françoise Chapron (2001) et voir les Textes officiels et textes de réflexion concernant les documentalistes et les CDI sur le site d’Educnet :
http://www.educnet.education.fr/cdi....

[4La loi d’orientation sur l’éducation de 1989 rendit obligatoires les CDI dans tous les établissements.

[5FAYET-SCRIBE Sylvie (2000), Histoire de la documentation en France : culture, science et technologie de l’information, 1895-1937. Paris, CNRS. Cité par Stéphanie Espaignet :
http://www.enssib.fr/bibliotheque/d... p.11.
Paul Otlet est le co-auteur - avec Henri La Fontaine - de la classification décimale universelle (CDI. Première édition en 1905).

[6Les aspects plus institutionnels ne seront pas abordés ; sachant que ces points sont aussi sources de recherche (Le Gouellec Decrop 1997, Braun 2000, Duarte-Cholat 2000, Frisch 2003, Pireyre 2003) et de réflexions actuelles puisque le dernier rapport de l’Inspection générale de l’Education nationale date de 2004.

[7Concept forgé par le sociologue canadien Marshall McLuhan en 1962. Notre article tente une analyse des pratiques du documentaliste et du fonctionnement du CDI de la galaxie Gutenberg à la galaxie internet.

[8BAYARD-PIERLOT Jacqueline et BIRGLIN Marie-Josée (1991), Le CDI au cœur du projet pédagogique, Paire, Hachette, (Pédagogies pour demain. Centres de ressources.

[9Online Public Access Catalog (catalog informatique en ligne), terme couramment usité en bibliothèques.

[12Les bibliothèques françaises se servent de listes d’autorité connues sous le nom de RAMEAU (Répertoire d’autorités-matières encyclopédique et alhabétique unifié). Par contre la documentation biomédicale est indexée avec le thésaurus MESH (Medical Subject Heading) de la National library of medicine (NLM) ; indexation Mesh reprise dans le Sudoc

[13« Un thésaurus encyclopédique de 12534 termes dont 7600 descripteurs, répartis en 80 domaines de connaissance (ou champs sémantiques) » :
http://www.cndp.fr/motbis.

[14« Subdivision d’un thésaurus correspondant à un regroupement de termes autour d’un thème ou d’un champ sémantique » :
http://www.ebsi.umontreal.ca/termin....

[16CASTELLS Manuel (2001), La Galaxie internet, Paris, Fayard.

[17Cette appropriation de la culture numérique et du réseau résulte probablement des affinités de cette profession à une « pensée-réseau » au-delà du phénomène multimédia. (Serge Proulx, in Guichard, 2001, 140) ;

[18Notre propos se limitant à la typologie d’Internet comme outil de communication et plus spécifiquement aux moyens mis en œuvre pour accéder à l’information en ligne. Nulle vision
« rétiologique » (Musso, 2003a, 326-358) et idéologique n’est mise en œuvre consistant à annoncer une société future nécessairement meilleure... grâce aux technologies de la
communication.

[24Ne pas confondre l’indexation « full text » des moteurs et l’indexation du documentaliste. Cf.
Moteur vs annuaire.

[25En juillet 2004, sur un panel professionnel, 71,3 % des sondés utilisent Google et respectivement
8 %, 6,9 % et 5,4 % font usages de Yahoo, MSN et Wanadoo
. In. http://www.barometrereferencement.com/.

[26Cf. Les actes du congrès de la FADBEN : Pour un élève info-zappeur ou info-lettré ? (1999).

[27http://vlib.org/. Comme pour la notion du document numérique, les « bibliothèques virtuelles »
donnent naissance à de multiples tentatives de définitions. Cf. LAHARY Dominique, « Des bibliothèques traditionnelles aux “bibliothèques virtuelles” », in INSTITUT NATIONAL DE
RECHERCHE EN INFORMATIQUE ET EN AUTOMATISME (2002), La recherche d’information sur les réseaux, cours INRIA, 30 septembre - 4 octobre 2002, Le Bono (Morbihan), Paris, ADBS, p.169-201.

[29« Une ontologie définit les termes utilisés pour décrire et représenter un champ d’expertise. Les ontologies sont utilisées par les personnes, les bases de données, et les applications qui ont besoin de partager des informations relatives à un domaine bien spécifique, comme la médecine.
[...] Les ontologies associent les concepts de base d’un domaine précis et les relations entre ces concepts, tout cela d’une manière compréhensible par les machines. Elles encodent la connaissance d’un domaine particulier ainsi que les connaissances qui recouvrent d’autres domaines, ce qui permet de rendre les connaissances réutilisables
 ».
In
http://www.w3.org/2003/08/owlfaq.html.fr.

[31Cf. le numéro des Dossiers de l’ingénierie éducative consacré aux « Nouveaux espaces
numériques d’éducation
 ». N°46, mars 2004.

[32Pour plus d’informations, voir l’ouvrage récemment publié : Caisse des dépôts et consignations, France (2004), Du cartable électronique aux espaces numériques de travail une réflexion
conduite par la Caisse des Dépôts et la FING
, Paris, La documentation française, 193 p., (Les cahiers pratiques du développement numérique des territoires ; 5)

[33« A travers les thèmes [des TPE] choisis par les élèves de nouveaux contenus entrent dans les
classes et les CDI [...]. Moins stabilisés que les thèmes du programme, ils obligent enseignants et Pr-docs à mettre en commun les ressources documentaires adaptées aux élèves et à partager avec les élèves les incertitudes de la pensée complexe
 ».

[35Cf. Rosnay (1977) pour les aspects généraux de la systémique.

[37Des recherches seraient à mener sur la notion de e-communauté chez les documentalistes. Isolés dans leur établissement, certains voient dans l’outil numérique un moyen de rompre la solitude et de se sentir moins exclus.

[38« MémoDocNet est une sélection de ressources Internet réalisée sur le modèle des MéMoFiches.
Ces ressources sont choisies, validées et décrites par une équipe de documentalistes de
l’Académie de Poitiers
 » :
http://www.crdp-poitiers.cndp.fr/ig....

[40L’internaute est toujours (à son insu) tributaire technologiquement de l’outil qu’il choisit. Si cet
outil est privilégié, sa dépendance « culturelle » en est encore plus accrue. (Cf. Les enjeux culturels des moteurs de recherches, débat virtuel de la BPI :
http://debatvirtuel.bpi.fr/moteurs.

[42Je zappe, j’apprends ? Interview d’André Tricot, disponible sur :
http://savoirscdi.cndp.fr/Archives/....

[43Dans une enquête de juin 2003, 69 % des 12-17 ans disposent d’un ordinateur à la maison et 40% des 12-17 ans peuvent surfer sur la toile depuis chez eux.
Cf. http://www.arttelecom.fr/communique... .

[44Il est intéressant de noter que « Dans son sens ancien le verbe bricoler s’applique [...] à la chasse » LEVI-STRAUSS Claude, (1962), La pensée sauvage, Paris, Plon, (Agora), p.30 et s.

[45La metis grecque.

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