Introduction
Pour réfléchir et percevoir les facteurs d’évolution et l’avenir de la profession d’enseignant documentaliste, je vous propose d’ouvrir trois chapitres, à l’origine de trois problématiques différentes et complémentaires. Le premier chapitre a pour objectif de poser l’interrogation de toutes les professions actuelles exercées dans la société de l’information : les technologies de l’information portent-elles en elles le germe de leur disparition ou d’une transformation importante ? Le deuxième chapitre resitue l’enseignant documentaliste dans l’institution scolaire, examine les relations qu’il entretient avec les professionnels qu’il côtoie de façon régulière, enseignants de disciplines, chef d’établissement, administratifs..., avec lesquelles il partage le travail à effectuer, leur degré de reconnaissance mutuel. Le troisième chapitre enfin se focalise sur la profession d’enseignant documentaliste. Il s’agit de définir ses missions, ses objectifs ; d’examiner et de décrire ses activités afIn d’analyser ses perspectives d’évolution.
Chapitre 1 Professions et société de l’information
Importance de l’orientation et de la profession
Nul ne met en doute aujourd’hui, dans nos sociétés industrialisées, l’importance de l’orientation professionnelle pour les jeunes et de l’exercice par l’adulte d’une profession. Une profession, c’est certes une occupation déterminée dont on peut tirer ses moyens d’existence. Mais, c’est aussi, ainsi que l’indique son étymologie, une déclaration publique à un triple point de vue : celui de la société qui reconnaît cette activité comme une activité professionnelle légale, c’est-à-dire relevant du monde du travail et reconnue utile, perçue comme nécessaire par ceux qui l’exercent mais principalement par ceux qui ne l’exercent pas. (Reconnaissance interne et reconnaissance externe). Un autre point de vue est celui de l’individu qui, par ses diplômes, ses compétences ou aptitudes veut et a la possibilité de l’exercer et donc de s’affirmer. Le troisième concerne les « vocations » que cette profession suscite, de la situer dans une sorte de « hit-parade » des métiers. Travaillant dans un IUT carrières de l’information, je peux témoigner que le journalisme attire un taux de candidatures records. De façon plus humble, la filière documentation suscite des candidatures d’élèves qui, très souvent, font référence à leur professeur documentaliste pour expliquer leur choix.
Modification de l’environnement
Par ailleurs, sous l’influence de très nombreux facteurs d’ordre économique, sociologique. politique... le cadre des activités professionnelles au cours du XX ème siècle et encore aujourd’hui a connu de très nombreux bouleversements. Plusieurs études montrent que nous sommes passés en un siècle et demi environ, d’une société agraire, à une société industrielle, ouvrant aujourd’hui sur une nouvelle ère communément baptisée société de l’information et de la communication. Ce concept tend en effet à désigner une nouvelle ère socio-économique
à l’origine d’une transformation des relations sociales du fait de la diffusion généralisée des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Cela signifie entre autre, qu’ une majorité de professions exercées aujourd’hui est relativement récente et liée à l’information et à l’informatique. Les études montrent très clairement que plus de la moitié d’entre nous ne travaille pas sur des objets physiques pour la production de biens mais sur des symboles et des données abstraites comme, par exemple, l’information. C’est bien le cas de la documentation qui naît selon les experts dans les années 1900. Nous y reviendrons ultérieurement
Interrogation sur les techniques de l’information ... ?
Et c’est dans ce contexte, celui d’une société de l’information naissante - cela peut d’ailleurs paraître paradoxal - que nous nous interrogeons sur les facteurs d’évolution et sur le devenir de votre profession, pourtant qualifiée de profession de l’information. Certes, on peut s’ interroger sur la pertinence du concept de société de l’information quand beaucoup affirment qu’il serait plus juste de parler de société des techniques de l’information et de la communication. Ces nouvelles technologies de l’information jouent un rôle essentiel, si ce n’est le seul reconnu par certains. Elles ont donné lieu à de multiples sigles : NTIC, TICE, TIC... qui résument tous la même chose : la convergence ou l’intégration des techniques et des technologies jusqu’alors individualisées : audiovisuel, informatique, télécommunication, c’est-à-dire le multimédia reposant sur le développement de deux techniques de base : la numérisation et la compression des données. Etant donnée l’importance prise par ces technologies, on peut se demander si notre interrogation, par rapport à votre profession ne peut être qu’une interrogation sur ces techniques et sur l’impact qu’elles ont ou peuvent avoir sur l’exercice des métiers et, en particulier du vôtre ?
Pour comprendre l’importance de cette question, nous devons nous attarder un peu sur ces nouvelles technologies afin d’en déterminer les possibilités et leur impact sur l’homme et l’environnement.
On peut les présenter à partir de trois axes. Les NTI portent d’abord sur le traitement et la création automatisée de l’information. De nombreux travaux, généralement attribués à ceux qui maîtrisent l’intelligence artificielle ou informatique avancée, montrent que les machines ne remplacent plus seulement l’homme dans ses mouvements mais dans son intelligence. Pour les documentalistes, par exemple, des logiciels gratuits comme Pertinence permettent de faire effectuer à l’outil informatique, des analyses documentaires. Dans Il faut tuer les robots, Pierre de Latil résume bien cette problématique : « L’automatisme ne prenait en charge que les composantes matérielles de l’action. L’automation, les mécanismes cybernétiques prennent en charge les composantes intellectuelles de l’action. Cette différence peut être définie sommairement par le fait que l’automatisation, prolongement de la mécanisation, se substitue à la main de l’homme, tandis que l’automation se substitue à son cerveau ». C’est la mémoire de l’homme qui est concernée par la deuxième catégorie de technologies : mémoires optiques ou magnétiques emmagasinent des quantités sans cesse croissante d’information. Elles provoquent chez beaucoup les réactions qu’eurent les Platoniciens pour l’écriture accusée de délocaliser et d’externaliser une partie profonde de l’homme. Enfin, la troisième catégorie remet en question deux dimensions essentielles dans la construction de l’homme :
l’espace et le temps avec des réseaux tel qu’internet qui instaure un espace commun et virtuel dans un temps réel et universel.
... ou sur les savoirs ?
Ainsi se fait l’unanimité pour accorder aux NTI une place prépondérante. Pourtant, dans le même temps, beaucoup s’accordent pour espérer que cette société de l’information devienne une société du savoir car l’information n’est jamais que donnée, présentée, brute de toute élaboration cognitive de la part du récepteur. Le savoir est le résultat de processus cognitifs liés à l’assimilation et à l’interprétation d’informations. L’information, par conséquent, ne présuppose pas le savoir, pas plus qu’elle ne l’implique ou se confond avec lui. C’est au contraire le savoir qui présuppose l’information. Notre interrogation devient-elle alors une interrogation sur les savoirs, les contenus et les processus cognitifs, c’est-à-dire une interrogation sur l’homme ou l’élève et non plus sur les machines ? À ce sujet, dans un article intitulé Hypermonde et géopolitique, jacques Attali écrit l’importance de donner du sens à l’information et prévient : « Nous avons tendance à mélanger l’information et le sens... Si personne ne hiérarchise, ne trie ni ne structure l’information, la société devient de plus en plus enfantine et condamnée à la vIolence ». (Documentaliste-Sciences de l’information, mai-juin 98, vol .35, no 3, p.139-143)
Les conséquences sur les professions
Le concept de société de l’information et internet font couler beaucoup d’encre mais nul encore ne peut dire les transformations profondes que ces technologies vont entraîner dans nos sociétés, nos modes de vie et pour revenir au sujet dans l’exercice de nos professions. Car la problématique dans laquelle s’inscrit notre réflexion aujourd’hui, ne l’oublions pas, est une problématique très générale qui concerne toutes les professions actuelles. Jacques Attali dans l’article précédemment cité, écrit : « On ne mesure pas encore les conséquences de l’évolution des technologies d’automatisation de la manipulation de l’information dans l’ensemble de l’appareil social, car ces technologies en sont encore à la lisière. De nombreux secteurs ne sont pas encore complètement automatisés. Leur automatisation fera éclater la conception actuelle du travail, en générant davantage de productivité mais aussi davantage d’inutiles selon le concept traditionnel du travail ». Les enseignants documentalistes feront-ils partie de ce lot d’inutiles ?
Un regard sur hier nous apprend simplement que des professions ou des métiers ont complètement disparu, que d’autres ont profondément changé au cours des ans, mais existent toujours, quand d’autres, complètement nouvelles, sont apparues. Ainsi ont disparu les allumeurs de réverbère, les cochers de diligence, les repriseuses de bas ou les perforatrices de cartes et les lavandières. Mais le médecin de I ’Antiquité, celui de Molière et celui qui exerce aujourd’hui, le magistrat, le professeur.. même si le décor et les méthodes ont radicalement changé, se reconnaissent dans leur mission de soigner, de rendre la justice, d’éduquer ou d’enseigner. Enfin, le webmestre, le photographe ou l’informaticien commencent à peine leurs carrières.
POUR UNE HYPOTHESE : Outils ou machines ?
En fait, le regard sur ces métiers ou professions qui disparaissent, perdurent ou apparaissent, offre l’occasion de poser une première hypothèse : Peut-on penser que plus un métier s’appuie sur des outils ou dépend d’outils pour exister et plus les progrès des technologies représentent une réelle menace de disparition progressive ou brutale - cela, lorsque les outils se transforment en machines -. Si les quenouilles tournaient toutes seules, dit Aristote pour justifier l’esclavage, on n’aurait pas besoin des hommes pour les faire tourner. L’histoire des techniques montre que très souvent l’homme - en tout cas la classe ouvrière - est mis au service de la machine en attendant son achèvement. Les claviers AZERTY de nos ordinateurs témoignent ainsi du besoin dépassé que l’on a eu, à une époque donnée, de doigts ! Au contraire, une profession qui se définit par sa fonction sociale, sa mission sera, certes transformée par les progrès technologiques, mais jamais menacée dans ses fondements mêmes.
Dès lors, il est important de déterminer la part prise par l’outil dans la profession examinée :
ici celle d’enseignant documentaliste, pour déterminer l’importance de l’impact lorsque celui-ci est remplacé par la machine. Ainsi, le cocher disparaît avec la diligence et la lavandière avec la machine à laver le linge quand les fonctions de transporter et de nettoyer perdurent. Les technologies de l’information contiennent-elles le germe de la disparition du documentaliste comme beaucoup l’annoncent ? S’agit-il, au contraire, pour cette profession de l’information de s’adapter et d’intégrer dans son environnement des outils de plus en plus perfectionnés, véritables assistants, mais non ses remplaçants.
L’imaginaire rencontre
Dans tous les cas, il est important de comprendre qu’une profession ou un métier naît d’un besoin constant ou éphémère au sein d’ un groupe social où une fonction ou une tâche doivent être assurées. Il est donc important de comprendre les raisons qui sont à l’origine de l’émergence d’une profession ou d’un métier en interrogeant l’historien, d’en suivre le parcours à travers I ’observation de ceux qui actuellement l’exercent et de mesurer le degré d’intérêt qu’elle a ou peut avoir sur la génération à venir. Peut-on décrire une profession à partir de deux axes principaux : un axe essentiel et permanent représentant les fonctions, objectifs et missions et un axe changeant et existentiel représentant les techniques, les méthodes, les équipements utilisés pour la réalisation de ces objectifs. Ainsi, dans notre cas, peut-on imaginer un dialogue intemporel entre trois générations et leur degré de reconnaissance ou, au contraire, de méconnaissance ? Le documentaliste de 1934, date à laquelle paraît le Traité de la documentation, livre phare pour tous les documentalistes se reconnaît-il, en quoi et sur quoi, dans le documentaliste de l’an 2000 qui exerce aujourd’hui et préfigure celui de demain ?
Si nous répondons non, nous pouvons supposer que, métier présent essentiellement par la technique, les outils utilisés, c’est-à-dire sur un axe changeant et tributaire du progrès technique, le documentaliste est appelé à disparaître à plus ou moins longue échéance, c’est-àdire lorsque la machine qu’il complète sera achevée.
Si nous répondons oui et malgré les secousses technologiques, les documentalistes prouvent qu’ils se reconnaissent sur un axe essentiel, à travers la matière première sur laquelle ils travaillent : l’information mais surtout pour qui, l’élève et l’enseignant, c’est-à-dire l’homme.
Chapitre 2. L’enseignant documentaliste dans l’école
L’enseignant documentaliste portrait et spécificité hier, aujourd’hui pour dessiner demain.
Une des caractéristiques du professeur documentaliste concerne les deux facettes indissociables, recto verso pourrait-on dire, qui allient de façon complètement originale l’ancien et le nouveau. Profession très ancienne, la reconnaissance de l’enseignant ne pose pas de problèmes. Ainsi que l’indique l’étymologie de ce terme, il signale l’information à ses élèves. Par contre, les choses se gâtent un peu pour le professeur documentaliste qui cumule ainsi deux titres à l’origine d’un double constat : le manque de reconnaissance de la fonction documentaire, la contestation de sa dimension enseignante.
La reconnaissance de l’utilité du documentaliste demeure, en effet, problématique. Sa fonction est perçue comme facile à exercer. C’est dans les CDI, par exemple, que l’on retrouve les employés « précaires » mais surtout non formés aux techniques documentaires. Par ailleurs le documentaliste ne peut prétendre être un enseignant : il n’a pas de classes, pas de programmes, de copies à corriger, de notes à mettre.
Et pourtant, cette profession reste fortement mobilisée pour prouver que la fonction. documentaire est une fonction que demande un professionnalisme certain et qu’elle enferme une dimension pédagogique incontestable. Nous ne pouvons qu’être d’accord avec ces affirmations. Nous pouvons, en effet, avancer l’idée que tout enseignant est documentaliste et que tout documentaliste est enseignant et que ces documentalistes enseignants et enseignants documentalistes sont deux facettes d’un même métier. Essayons de le démontrer.
Documentaliste-enseignant ou enseignant-documentaliste ?
Que fait, en effet, l’enseignant de discipline ? Dans une école par la médiation de la parole, il transmet une information à un groupe d’élèves, dans un lieu : la classe, dans un temps : le cours. Il doit dès lors s’assurer que cette information est devenue savoir.
Que fait l’enseignant documentaliste ? Dans une école, par la médiation du document, il transmet une information à un élève ou à un groupe d’élèves dans un espace commun : le CDI et dans une durée moins rythmée qu’un cours. Il doit dès lors s’assurer que cette information est devenue savoir.
Ces deux enseignants poursuivent bien le même objectif de construire l’élève par le savoir et son savoir, par l’élève. Ils partagent, en ce sens, la mission de transferts des savoirs et de vérification de leur assimilation. Mais leurs façons de faire diffèrent profondément.
Comment procède l’enseignant de discipline ? Il est documentaliste dans sa discipline, c’est-à-dire dire spécialiste d’une matière. En ce sens, il symbolise la verticalité des savoirs. Il collecte, traite l’information avant de la diffuser adaptée à un public précis. Préparer ses cours exige, en effet, qu’il recherche, sélectionne de l’information, la vérifie, la traite en vue de sa diffusion dans sa classe. Tout enseignant de discipline est donc d’abord documentaliste, travaillant sur un fonds documentaire personnel, implicite et caché, puis enseignant. Dans la classe, l’élève est informé à partir d’une information transmise oralement, pré-organisée et hiérarchisée et, en principe, fiable car vérifiée par l’enseignant. Celui-ci représente la seule origine, l’unique ou presque source de l’information apportée et ce, dans une quantité à l’échelle humaine. C’est cette matière première que l’élève est invité à s’approprier en écoutant l’enseignant qui complète sa tache en s’assurant de l’assimilation des savoirs par ses élèves, c’est-à-dire de la transformation des informations en connaissances ordonnées, hiérarchisées et dépourvues d’erreurs.
Comment procède l’enseignant documentaliste ? Il est documentaliste pour toutes les disciplines enseignées dans l’établissement scolaire dans lequel il travaille. En ce sens, il symbolise la multidisciplinarité, et le lieu dans lequel il travaille apparaît comme un lieu de fédération des savoirs et des méthodes s’adressant à des publics mélangés et de niveaux différenciés. En ce sens, le CDI est un lieu de socialisation différent de celui plus homogène de la classe. Ce qu’il y a de nouveau, c’est la façon d’enseigner par la médiation du document. Cela implique de la part du documentaliste, la constitution d’un fonds documentaire, l’aménagement et la gestion du CDI. il s’agit de rechercher, sélectionner des documents en fonction de l’analyse des besoins des élèves, de traiter et de mettre l’information à disposition des élèves suivant des moyens différenciés. C’est à partir de ce fonds que l’élève est invité à répéter l’ensemble des opérations documentaires effectuées en amont et sur une autre échelle par le documentaliste : acquérir l’information répondant au sujet de son travail, la traiter et la communiquer sous une forme ou une autre. Ici, le documentaliste joue un rôle essentiel dans la formation méthodologique et active de l’élève. À partir de sources différenciées mises à sa disposition par le documentaliste, mais dans lequel il opère des choix, l’élève s’informe, c’est-à-dire qu’il traite lui-même l’information, en vérifie la fiabilité en vue de sa restitution. Il acquiert ainsi une autonomie intellectuelle, méthodologique, un esprit d’analyse, de synthèse et surtout critique car il apprend à différencier les sources d’information et à les comparer. Et le documentaliste redevient enseignant quand il s’assure de l’appropriation des savoirs par l’élève c’est-à-dire de la transformation des informations en connaissance.
Une double rupture
En fait, l’action du documentaliste enseignant est à l’origine d’une double rupture avec les modes d’action du documentaliste enseignant : d’une part, il dévoile la partie cachée de l’appropriation de l’information par l’enseignant qui prépare ses cours et, d’autre part, il confie à l’élève cette activité d’auto-documentation. Tous les enseignants consciencieux savent très bien que la préparation de leurs enseignement est une source essentielle de richesse en terme de méthodes comme en terme de contenu. On ne sait bien que ce que l’on a été obligé d’analyser, de traiter et de synthétiser soi-même. Il ne peut, sur ce point, y avoir aucune contestation possible. Dès lors on ne peut que s’étonner de voir d’es enseignants de discipline résister à ce mode d’acquisition des savoirs, par l’intermédiaire des documents. Est-ce par la crainte de voir disparaître une part de leur prestige, une résistance au changement née d’une méfiance systématique à l’égard du nouveau ; la conviction que rien ne peut remplacer l’enseignement magistral ?
Le nécessaire partage
Toutes les parties concernées, pourtant, ne peuvent que se trouver enrichies. L’enseignant de discipline peut progresser plus vite dans la diffusion des savoirs, n’étant plus la seule source de l’information. L’élève est invité à se bâtir lui-même, à créer, c’est-à-dire à sortir de son rôle passif « d’écoutant » pour entrer dans celle, active, de constructeur. L’institution scolaire, en proposant des modes différenciés d’accès aux savoirs, répond à des profils psychopédagogiques d’élèves différents et combat ainsi les conduites d’échec. Nous avons donc là deux facettes d’un même métier exercé de façon différente mais complémentaires absolument sous peine d’échec de l’institution dans sa mission d’enseigner et de passer le relais aux générations futures. Car l’enseignant de disciplines et l’enseignant documentaliste travaillent au sein d’une même institution scolaire. Loin d’être en concurrence, ces deux professions partagent un même objectif et mettent en oeuvre pour y parvenir des moyens différenciés mais complémentaires.
Elles doivent donc se reconnaître mutuellement et travailler ensemble. Car, seul, le documentaliste ne peut aboutir dans sa mission d’enseignant documentaliste car n’étant pas spécialiste dans toutes les disciplines, il doit le plus souvent pour cela se tourner vers les enseignants de discipline pour évaluer le résultat des travaux effectués par ses élèves. Les enseignants de discipline, seuls, ne peuvent résoudre les nombreux problèmes posés et à résoudre aujourd’hui par l’école plongée dans un environnement de plus en plus complexe. Les enseignants de discipline ont beaucoup à gagner à travailler en solidarité et en complémentarité avec les enseignants documentalistes qui proposent de nouvelles voies d’accès aux savoirs, rejoignant en ce sens l’histoire de tous les pédagogues (Freinet, Makarenko,...). Ces métiers doivent évoluer vers une coopération accrue avec tous les acteurs actifs dans l’école d’aujourd’hui pour un partage des taches centrées sur l’élève et sa réussite. Mais une chose est sûre : l’évolution de la profession d’enseignant documentaliste dépend en partie de l’institution scolaire et des choix politiques de son ministère. Elle dépend également du dialogue engagé avec tous les autres acteurs institutionnels. Mais sa réussite et ses perspectives dépendent en grande partie d’elle et seulement d’elle-même. Platon rappelait que l’Homme doit conduire son char. C’est vrai aussi pour l’enseignant documentaliste. Profession jeune, pleine d’enthousiasme, elle doit peut-être parfois cesser de revendiquer sa reconnaissance en se faisant reconnaître par ses actes et son professionnalisme.
C’est pourquoi il est grand temps de centrer notre regard sur son action et son rôle dans l’école aujourd’hui.
Chapitre 3 : mission et rôle de l’enseignant documentaliste
Les raisons de sa naissance
On peut se demander pourquoi la nécessité d’enseigner autrement est apparue.
Nous connaissons tous en partie les réponses. Elles sont nombreuses d’ordre quantitatif et qualitatif. C’est l’explosion de l’information, celles des technologies de l’information qui délivrent des contraintes de temps et d’espace. C’est la démocratisation de l’enseignement et l’ouverture de l’école à des publics de plus en plus différenciés. C’est l’ouverture de l’école sur la vie et l’environnement où se multiplient les moyens d’accès à l’information : les médias, les bibliothèques de lecture publique, la télévision et aujourd’hui, intemet. Ce qui nous importe ici c’est de retrouver la racine profonde de la documentation telle qu’elle a été décrite par l’un de ses pères fondateurs, Paul Otlet. En 1934, dans le Traité de documentation, Otlet déclare que : « pour rendre accessible la quantité d’information et d’articles donnés chaque jour dans la presse quotidienne, dans les revues, pour conserver les brochures, comptes rendus, prospectus, les documents officiels, pour retrouver les matières éparses dans les livres pour faire un tout homogène de ces masses incohérentes, il faut des procédés nouveaux ». Il s’agit donc de créer la documentation, c’est-à-dire de « discipliner l’information » en organisant à l’échelle mondiale, sa mémorisation pour permettre l’accès à tous au savoir humain d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Ainsi la documentation naît d’un idéal : celui de préserver le patrimoine mondial du savoir et de le mettre à la disposition de tous. Otlet pensait en effet que le savoir pouvait être le facteur d’instauration d’une paix durable dans le monde. La documentation rejoint, en ce sens, l’idéal de démocratisation de l’enseignement tel qu’il a été déterminé par Jules Ferry et défendu par beaucoup comme Condorcet, par exemple. Mais la documentation est née également d’un problème quantitatif : ce que l’on qualifie traditionnellement d ’explosion de l’ information. Elle naît également de la diversification des supports documentaires (mémoires optiques, magnétiques) mais aussi de la diversification des formes que les technologies de l’information permettent de donner à l’information (informa) : texte, images, sons, odeurs....
La mission documentaire
Que dirait Paul Otlet aujourd’hui découvrant la taille du web visible et, plus impressionnante encore, celle du web invisible estimée à plus de 550 milliards de documents ? Il insisterait encore plus sans doute sur la nécessité de la documentation qu’il définit en huit caractéristiques donnant à la documentation deux fonctions prioritaires : le souci de la qualité de l’information, le souci de la qualité de leur diffusion.
Les informations documentées dans un souci de qualité doivent être : « universelles quant à leur objet, sûres et vraies, complètes », pour assurer une diffusion de qualité, c’est-à-dire : « rapide, à jour, facile à obtenir, réunie d’avance et prête à être mise a la disposition du plus grand nombre ».
Mais pour cela, il faut mettre au point des techniques documentaires « ad hoc » traditionnellement synthétisées sous l’appellation de chaîne documentaire. Or certaines de ces techniques documentaires sont de plus en plus automatsées. L’outil informatique remplace de plus en plus l’homme, en l’occurrence le documentaliste dans l’exercice de ces fonctions.
Les technologies de traitement de I’information : Partie immergée de l’iceberg de l’automatisation documentaire
Historiquement, l’ensemble des opérations de la chaîne documentaire est effectué par l’homme : la collecte, le catalogage, l’analyse et la diffusion. Cela l’entraîne dans des travaux titanesques où, là encore, Paul Otlet ouvre la voie en créant un Répertoire Bibliographique Universel constitué de 10 à 12 millions de notices pour lesquelles il invente des fiches cartonnées d’un format matériel universel d’échanges de données que l’on retrouve encore dans les vieux catalogues de nos bibliothèques. Ce sont d’ailleurs ces fiches qui sont à l’origine d’une appellation proposée mais non retenue pour désigner le professionnel de l’information appelé à les remplir : fichiste ! Cependant, dans ces taches, au fil des temps, ce dernier est peu à peu assisté par des outils. Qualifiés d’outils de traitement semi-automatiques de l’information, ces derniers ont pour objectif de l’aider dans les systèmes de mémorisation et de recherche de l’information. Ce sont, par exemple, les fiches Detectri ou Selecto largement oubliées aujourd’hui.. L’informatique supplée ces outils et entre dans l’environnement du documentaliste avec le rôle de machine... Ainsi ’apparaissent le catalogage, l’indexation, l’analyse et la recherche automatisés ou assistés par ordinateur qui placent au second plan le rôle et l’activité du documentaliste les plus évidents et prennent en charge ce qui lui incombait jusqu’alors. Cela a conduit un certain nombre de technocrates à proclamer la fin du documentaliste. « Internet sera le fossoyeur des documentalistes » proclame joyeusement l’Atelier. Peu avant, le documentaliste a été qualifié de dinosaure pour signifier à quel point il n’a plus lieu d’exister sur la planète Terre.
Aujourd’hui, Internet relance avec force le débat. À quoi en effet peut servir un documentaliste dans ce monde virtuel, décrit comme une bibliothèque immense en libre-service ou accès ? Où chacun d’entre nous, grâce à des agents intelligents, peut collecter, trouver toute l’information dont il a besoin, la faire traiter et mémoriser par la machine ?
Alors, « out » le documentaliste ?
Ceux qui parlent ainsi (les technocrates pour qui la technique est le bâton magique, solution à tous les problèmes) oublient trois principales données : la première concerne la solution technique prétendant offrir à tous l’accès à l’information. Le deuxième porte sur l’information, son changement de nature et de comportement de l’homme à son égard. La troisième enfin, très présente sur l’axe constant de nos préoccupations, concerne I ’homme, ses valeurs, son destin et son savoir ; elle concerne donc l’interrogation philosophique permanente de l’éducateur, rejoignant en ce sens l’interrogation de tous les humanistes.
Le leurre de l’accès pour tous à l’information
Les technologies de l’information apportent une assistance non négligeable aux documentalistes soucieux de communiquer l’information dans des délais raisonnables. Les prêts, les échanges documentaires sont incontestablement améliorés grâce à l’utilisation d’outils tels que les messageries électroniques, les listes de diffusion ou les forums de discussion. L’accès aux documents et aux informations est facilité grâce aux banques de données de toute nature en ligne.
Toutefois, dire que cet accès facilité l’est pour tous, c’ est oublier un peu vite un certain nombre d’obstacles que l’on peut décrire en quatre points. Pour chacun d’entre eux, le documentaliste a un rôle à jouer.
C’est d’abord l’obstacle d’ordre technique. Même si directement, nous ne pouvons pas faire grand chose, nous ne devons pas oublier qu’une grande partie de la planète ne fait pas partie du « village global », faute d’équipement. Mais ce défaut d’équipement est également le fait de certaines classes ou groupes sociaux dans une nation développée comme la France. Cela est un facteur important d’inégalités que le documentaliste peut aider à combattre en aménageant dans le CDI un accès au réseau. Mais mettre à disposition l’outil ne suffit pas. Il faut également donner la formation instrumentale nécessaire à son appropriation tant du point de vue fonctionnel que dans la maîtrise de ce qu’il permet d’atteindre. À cet égard, Philippe Breton rappelle que « la disponibilité du savoir » ne résout en rien la question du « désir de savoir » qui reste un des enjeux essentiels de tout système d’éducation. (Capital informatique et utopie. Le Monde Diplomatique, mai 1996). De plus, le documentaliste doit veiller à ce que le réseau internet ne devienne pas la seule source d’information utilisée et connue par l’élève. Tout ne pourra pas être numérique. Ainsi construit-on peu à peu des « cimetières de l’oubli » comme cela se produit à chaque changement de médium. Or, la qualité de l’information passe par la diversité des sources et des supports documentaires. La politique d’acquisition du documentaliste doit le conduire à sélectionner des informations numérisées comme des informations qui, pour l’Instant du moins, ne sont pas encore accessibles en mode électronique.
L’obstacle est également d’ordre financier. Le référencement, c’est-à-dire l’enregistrement d’un site web dans des annuaires, moteurs de recherche ou liens hypertextes devient de plus en plus payants. Il en va de même pour un certain nombre de sites qui ne permettent leurs visites que si l’utilisateur paie. Le non-accès à l’information par défaut de moyens financiers n’est certes pas nouveau. Ce non-accès persiste avec le réseau internet et peut prendre une dimension encore plus importante qu’avec les documents papier.
On peut aussi parler d’un obstacle du à l’ignorance. Peu d’internautes connaissent l’existence du web invisible qui enferme pourtant de nombreuses banques de données pertinentes à leur recherche. Le documentaliste a un rôle essentiel à jouer à cet égard dans la formation qui lui est confiée concernant la recherche documentaire. Plus que jamais, les enseignements sur la méthodologie de la recherche d’information deviennent fondamentaux et absolument incontournables dans l’institution scolaire contemporaine.
Enfin, on peut signaler un dernier obstacle à l’accès à l ’information : l ’argument paresseux sous forme interrogative (A quoi « ça » sert ?) avancé par de nombreux élèves face à des domaines de connaissance que la machine maîtrise bien : l’orthographe, le calcul mental, la géographie, l’histoire....
Changement de statut et de comportement : acquisition et appropriation de l’information
Donner l’accès à l’information constitue un point important pour le documentaliste mais à quelle information ? De quel contenu parle-t-on ? Car dans notre société de l’information,
l’information a changé de statut. En devenant un bien de consommation, elle soulève la problématique de son appropriation. En devant un objet de guerre (concept de l’infoguerre), elle soulève la problématique de son acquisition en termes d’esprit critique et de veille. Dans les deux cas, elle implique la nécessité d’une culture de l’information permettant de maîtriser les pollutions diverses et nombreuses que peut subir l’information et échapper ainsi à diverses formes de pathologies mentales. L’information peut, en effet, faire l’objet de trois principales formes de pollution que Joël de Rosnay a qualifiées de pollution des cerveaux pour dire leur gravité. Trop d’information tue l’information et crée une sorte de saturation. On devient incapable d’extraire le signal du bruit. La première forme de pollution, c’est justement cette surabondance d’information qui peut conduire au découragement, à une sorte d’obésité informationnelle. La deuxième sorte de pollution concerne toutes ces informations indésirables présentes sur le réseau, incitant à la haine, à la violence, au racisme. La troisième forme concerne la désinformation volontaire de l’émetteur en vue de manipuler le récepteur. Car un des paradoxes d’internet est que tout le monde peut s’exprimer sur ce réseau mais dans le même temps, la parole n’est donnée qu’à un seul. Je fais allusion ici à la concentration dans les mains de « mastodontes » de pans entiers d ’information scientifique ou culturelle ou évènementielle qui range interuet dans le rang d’un des plus puissants mass média. Mais la culture de l’information doit aussi permettre de redonner à l’information mais surtout au savoir sa vraie valeur dans le développement de la personne humaine comme dans le développement de la société. Car l’information est devenue aujourd’hui synonyme de jeu. Il faut apprendre en jouant et dès que l’ennui pointe, « zapper » sur des sites ou des pages plus conviviales. De plus, l ’information a perdu toute valeur en perdant son caractère de rareté. Elle fait ainsi l’objet d’un gaspillage effroyable que marquent les chiffres de consommation de papier, de photocopies...
Conclusion
Nous nous sommes interrogés au début de ce travail sur les facteurs d’évolution et sur l’avenir de l’enseignant documentaliste. Pour la facette documentation, laissons Newton nous répondre qui dit, décrivant ainsi superbement le rapport de l’Humanité à son savoir et au progrès : « j ’ai pu trouver ce que je cherchais en montant sur les épaules de la génération qui me précédait ». Il signifie ainsi que l’avancée scientifique est conditionnée par le traitement du savoir, son organisation en un système, de son unification. C’est là la description du travail documentaire. Pour la fa cette enseignement, donnons la parole à Pascal : « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ». Et tant qu’il y aura des hommes, ( pas leurs clones !) les enseignants documentalistes apporteront leur contribution en passant le relais aux futures générations pour la réalisation et l’épanouissement de « ce même homme qui apprend continuellement »
Marie-France BLANQUET
17 janvier 2003
M.F Blanquet est maître de conférence à l’IUT Michel de Montaigne (Université de Bordeaux III) où elle enseigne les Sciences de l’Information.
Bibliographie succincte :
Introduction générale aux sciences et techniques de l’information et de la documentation. 2e ed, Unesco, 1990. (Blanquet Marie-France, Guinchat Claire, Menou Michel.)
L’industrie de l’information : l’offre et la demande. ESF éditeur, 1992.
Intelligence artificielle et systèmes d’information : le langage naturel. ESF éditeur, 1994.
Autoroutes électroniques et téléports. ESF éditeur, 1995.
Science de l’information et philosophie : une communauté d’interrogations. ADBS éditions, 1997.
Quoi de neuf à la doc ? Cahiers pédagogiques, n° 404, mai 2002. Dossier coordonné par Marie-France Blanquet et Raoul Pantanella
Intérêt pédagogique de l’apprentissage des langages documentaires : http://savoirscdi.cndp.fr/culturepro/actualisation/linguistique/blanquet.htm
Les apprentissages documentaires à l’heure du numérique : intervention au Colloque Académique : « Des pratiques documentaires à un projet éducatif global », 25 avril 2002 (Aix- Marseille)
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