Les modèles de travail collaboratif : entretien avec Lilian Ricaud

par Marion Carbillet

Lilan Ricaud est chercheur, consultant et formateur spécialisé dans l’étude des modèles coopératifs ouverts. Il est aussi membre de SavoirsCom1 : https://www.savoirscom1.info/.
Sur son blog, consultable à l’adresse : http://www.lilianricaud.com/travail-en-reseau/a-propos/, il développe une pensée à la fois exploratoire et analytique sur les « nouveaux » modèles de travail collectif dans le cadre des Communs. Beaucoup de ses idées peuvent nous interpeller et nous concerner en tant que professeurs documentalistes. Il aurait été impossible de creuser toutes les pistes que Lilian Ricaud développe sur son blog en un seul entretien. Mais si les sujets effleurés ici vous intéressent, nous vous invitons à aller approfondir le sujet en lisant son blog.
Nous avons fait le choix d’interroger Lilian sur les modes de travail coopératif. En effet la coopération en réalisation de projets est une compétence du socle commun.

Par ailleurs, à la lecture de son blog, une notion a retenu particulièrement notre attention : celle de collaboration stigmergique. Le concept de stigmergie est emprunté au fonctionnement des insectes sociaux (termites, fourmis) qui coopèrent en très grand groupe pour réaliser des œuvres gigantesques grâce aux traces (les phéromones) laissées dans l’espace collectif. Aucun plan de construction n’est établi au préalable, mais chacun laisse suffisamment de traces dans l’espace pour que ces congénères s’en saisissent (ou non) pour continuer l’œuvre collective. Déclinée au travail des humains, ce modèle de collaboration permet de collaborer en très grand groupe tout en sortant d’un modèle hiérarchique et même d’un modèle coopératif ou la décision du groupe serait un préalable à l’action. Ce modèle de fonctionnement se retrouve et explique sans doute en grande part le succès de Wikipedia dans son mode contributif... Il nous permet donc d’apporter un éclairage spécifique sur cet objet informationnel-clé.

Bonjour Lilian, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions...

World Café, Barcamp, Hackathon, Disco Soupes, Museomix, ... nombreux sont les nouveaux formats co-créatifs. A quels besoins répondent-ils selon vous ? En quoi se rapprochent ils de la question des Communs ?

Actuellement nous utilisons seulement quelques formats pour nos rencontres : réunions, tour de table, brainstorm, conférences, séminaires. Ces formats sont souvent descendants et peu interactifs, bref très pauvres en terme d’intelligence collective.
On peut voir les nouveaux formats comme des jeux que nous choisissons de jouer ensemble et qui en quelque sorte "augmentent notre vocabulaire du faire ensemble". Ces jeux ne sont pas forcement tous ludiques, mais ont des règles qui sont explicites, partagées et plus riches en terme de potentiel d’intelligence collective.
Traditionnellement les groupes humains utilisaient de tels jeux ou formats pour faire ensemble y compris créer des communs. Les mingas, barn raising et autres chantiers partagés étaient déjà des outils de co-création de communs. En prenant conscience de cela, les groupes de commoners peuvent augmenter volontairement leur vocabulaire : cartoparties, wiki loves monument, ... sont des exemples de formats ou jeux de co-création de communs à l’heure du numérique.

J’ai commencé a recenser de tels formats et je pense que leur nombre va augmenter au fur et a mesure que les créateurs de communs percevront l’intérêt : http://www.multibao.org/#lilianricaud/minga

Quels sont les avantages, et peut être aussi les limites, d’un fonctionnement stigmergique par rapport à un fonctionnement hiérarchique ou un fonctionnement coopératif ?

Difficile à résumer en quelques phrases, mais pour simplifier dans un fonctionnement hiérarchique, les individus sont soumis a priori a un contrôle de la part du patron ou du groupe et ne peuvent pas innover librement. Ce sont des systèmes fermés. Dans un système ouvert la stigmergie permet une coordination indirecte sans qu’il y ait concertation nécessaire entre les acteurs. Le potentiel d’innovation et de production est incroyablement plus puissant, mais par contre il est imprédictible.

Vous dites que Wikipédia est un exemple de fonctionnement stigmergique, quels traits du fonctionnement de l’encyclopédie vous permettent de dire cela ?

Regardez le mode d’écriture : la plupart des articles sont le résultat de dizaines ou de centaines de contributions de personnes qui ont amendé le travail laissé par d’autres, il n’ y a pas forcément eu besoin de concertation ou coordination directe, le travail s’est fait par modifications successives à partir de la base initialement rédigée.
Note : pour compléter l’analyse de Wikipedia au regard principes stigmatiques, nous vous recommandons la lecture de cet article très approfondi : http://www.lilianricaud.com/travail-en-reseau/principes-cles-pour-mettre-en-oeuvre-une-cooperation-stigmergique/

Lorsque des collègues professeurs documentalistes alimentent des blogs professionnels qui se répondent entre eux, partageant idées et expériences, pensez-vous qu’il s’agisse là d’un fonctionnement stigmergique ?

On cherche encore à comprendre la stigmergie et son utilisation dans des systèmes humains. Pour revenir sur la définition de la stigmergie, il s’agit de production d’action par un mécanisme de coordination indirecte via des traces laissés dans un environnement. Mon expérience de la blogosphère est qu’il y a beaucoup de coopération et coordination directe entre blogueurs. Mais il est possible qu’il y ait à grande échelle une coordination indirecte notamment pour la production d’idées ou l’accumulation de connaissances. C’est un sujet a creuser.

Dans les CDI, nous organisons pour certains d’entre nous des “événements”, ou des espaces de “scène ouverte” ou d’ateliers participatifs basés sur le volontariat. Pensez-vous que ce soit une façon d’introduire de la stigmergie dans nos pratiques enseignantes ?

Peut-être. Mais le point clé est : quelles traces laissez vous pour que les personnes présentes et surtout les personnes absentes puissent maintenant ou plus tard bâtir sur les travaux existants ? En particulier dans un système au droit d’auteur fermé, il est impossible d’avoir de la stigmergie, puisqu’il y a un contrôle a priori. Il y a ainsi plusieurs principes qui semblent utiles ou nécessaires pour obtenir un fonctionnement stigmergique : http://www.lilianricaud.com/travail-en-reseau/principes-cles-pour-mettre-en-oeuvre-une-cooperation-stigmergique/

A l’École, nous devons former à la coopération, qui permet de développer des compétences sociales réelles au service des savoirs. Pensez-vous que cette formation puisse être pensée en lien (continuité, complémentarité, articulations) avec un fonctionnement stigmergique ?

C’est possible, mais notez que dans certains cas, être habitué a fonctionner en coopération (où par définition il a y répartition préalable des tâches) est à l’opposé d’un fonctionnement stigmergique où les individus sont libres de se positionner où ils le souhaitent, y compris de refuser une tâche ou de quitter un projet en cours, ce qui peut sembler très égoïste du point de vue des valeurs coopératives. Une telle formation devrait nécessairement être repensée pour intégrer certains aspects contre-intuitifs du point de vue de ces valeurs.

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