Profession : Documentaliste-enseignant
L’inspection générale, par son groupe « Etablissements et Vie scolaire » a donné son avis sur la profession de documentaliste dans un texte publié sur internet. Il ne s’agit pas ici de reprendre entièrement ce texte, mais de donner un avis plus personnel sur la profession. Il n’engage que son auteur.
Avant tout, la lecture des commentaires de M.F Blanquet sur des questions apparues sur la liste E-doc peut appeler certaines remarques, en particulier les commentaires qui touchent à « l’ambiguïté » de la profession. Dans le cas de la documentation à l’école, la situation est hybride et différente de celle qui est rencontrée dans une bibliothèque publique ou d’entreprise, parce qu’elle s’exerce justement en milieu scolaire. En effet, il ne viendrait à personne l’idée de dire que la profession qu’exerce un conseiller principal d’éducation est identique à celle d’un gardien de grande surface, ni qu’un chef d’établissement a un rôle identique à celui d’un chef d’entreprise (encore qu’avec la marchandisation croissante du monde, certains sont tentés de le penser et même de le dire). Le fait d’exercer un métier au contact d’élèves et avec un objectif d’éducation dans un établissement scolaire implique, pour le moins, une part non négligeable de pédagogie. Il s’agit, en effet, de participer au développement de l’esprit critique du futur citoyen, de parfaire sa formation culturelle au sens large du terme, de lui permettre de participer activement à la vie de la cité autant que d’être en mesure d’utiliser avec raison les outils essentiels de la vie quotidienne, en particulier ceux que « la société de l’information » affiche chaque jour d’avantage. Cette ambition ne peut se satisfaire de la simple transmission de savoirs ou de savoirs-faire dans une salle de classe. Elle ne peut se satisfaire non plus d’apprentissages utilitaristes de techniques, encore plus quand elles sont « nouvelles ». Il est essentiel qu’elle repose sur des savoirs individuels fondamentaux classiques (lire, écrire, compter), sur des valeurs collectives essentielles (démocratie, citoyenneté, laïcité), mais aussi sur des méthodes de travail (analyse, tri, organisation, classement, liens et restitution de l’information...). Elle doit tenir compte des évolutions profondes (comportements individuels et collectifs) de la société et demande de ce fait une réflexion de fond sur la structure, l’organisation et les méthodes du système éducatif. On peut regretter que la société change, mais c’est un fait avéré. Bien des problèmes de l’école peuvent être compris comme un défaut, une lenteur quand ce n’est pas le simple refus d’adaptation en profondeur.
La question de l’ambiguïté recouvre en fait une situation beaucoup plus générale, celle des découpages « fonctionnels » et celle qui lui est associée des « interfaces » (donc des échanges, de la communication ou de la perméabilité entre métiers, entre systèmes, entre personnes, entre disciplines...). Sur cette question, notre pays, qui aime la rigueur des classifications et les limites précises, n’a pas toujours fait preuve d’une grande ouverture. L’exemple dans le monde éducatif, de ces êtres hybrides appelés « physico-chimistes » est probant. Jamais totalement physiciens, jamais totalement chimistes, ils se sont immiscés entre les frontières que le commun croyait hermétiquement closes, de la chimie et de la physique. La notion est maintenant bien admise, on peut être physico-chimiste et être reconnu comme tel sans qu’il s’agisse « d’un bégaiement incongru et absolument inacceptable ». La notion même d’hybride rejoint celle de « transversalité » car dans l’établissement de modèles comme dans l’organisation des systèmes de gestion ou d’enseignement, cette dernière est le plus souvent introduite parce que l’on s’est enfermé dans des découpages initiaux rigides appelés « verticaux » alors qu’ils sont simplement isolés les uns des autres parce que conçus sans l’indispensable minimum de perméabilité, c’est-à-dire de communication entre eux. Il n’est pas surprenant qu’une profession appelée à faire communiquer entre eux des disciplines indépendantes, présente un caractère hybride.
De plus, le statut du savoir qui se construit par l’usage de la documentation implique un changement de statut et de relations entre l’élève et le professeur. Ce dernier voit son rôle de maître complété par un rôle de médiateur et de « personne-ressource » au cœur d’une information plus abondante, moins sécurisée, engageant davantage la responsabilité de celui qui doit la remettre dans une forme appropriée. L’utilisation des TIC contribue à complexifier ce phénomène. Les démarches induites par ces dernières lors de l’utilisation de la documentation dans les stratégies pédagogiques sont d’ailleurs souvent de même nature. Les « vies parallèles » de la classe
« traditionnelle » et de la « démarche CDI » constituent probablement l’un des obstacles les plus importants à l’intégration des CDI et plus généralement à la prise en compte des problèmes d’information et de documentation dans la vie pédagogique des établissements. Elles expliquent aussi les difficultés rencontrées par les documentalistes dans l’exercice quotidien de leur métier et dans la reconnaissance de celui-ci. Quelles que soient la qualité des structures documentaires, la compétence professionnelle, le nombre des documentalistes, on doit s’interroger sur ces modèles antagonistes : celui de la seule « transmission » des savoirs, et celui dans lequel cette dernière n’est qu’un des éléments d’une démarche active de construction impliquant l’introduction et l’usage de la documentation dans le processus pédagogique. Plus que simple source de connaissance disciplinaire, le document et les bases de données documentaires sont le support d’informations dont les modes d’accès, de production, de structuration, de diffusion, sont à prendre en compte, encore plus avec le développement des méthodes électroniques de documentation.
Au contact des élèves, explicitement sollicité pour participer aux formes pédagogiques « transversales » que sont les itinéraires de découvertes, les travaux personnels encadrés, les projets personnels à caractère professionnel ou tout autre forme d’hybridation, le documentaliste qui œuvre dans un établissement scolaire a une dimension pédagogique reconnue par l’institution. Pourtant celle-ci a parfois bien du mal à l’expliciter clairement ou même, encore trop souvent, à en admettre le bien fondé. Avant tout documentaliste, il est aussi enseignant. Le dire dans une formule « hybride » de type « documentaliste-enseignant » (à mes yeux, c’est finalement l’expression qui apparaît comme la mieux adaptée à l’heure actuelle car plus simple que « documentaliste en milieu scolaire ») n’a rien de déshonorant. C’est au contraire l’affirmation d’une profession originale qui contribue, par la documentation à la perméabilité des interfaces quand elles sont trop rigides, en l’occurrence entre les disciplines. De ce fait, elle s’écarte notablement de ce que peut être le travail de documentaliste dans une entreprise (bien que dans celle-ci, recherche et développement par exemple aient également un grand besoin d’interfaces perméables). Certains vont jusqu’à regretter la disparition des « bibliothécaires », au motif de la disparition de l’intérêt qui doit être porté au livre. C’est bien mal connaître la grande majorité de ceux et de celles qui dans les CDI oeuvrent pour que la lecture soit un trésor accessible au plus grand nombre, pour que l’ignorance des problèmes posés par la multiplication des moyens d’information et des problèmes qu’ils posent ne tienne pas lieu de nouvelle culture.
Plus préoccupant est un autre aspect du problème lié non seulement à la forme pédagogique, mais plus encore au rôle de l’éducation dans la société. S’il s’agit de former les futurs citoyens d’une démocratie, quelle raison y a-t-il de limiter les enseignements à des savoirs disciplinaires « traditionnels » et isolés les uns des autres, même si leurs contenus évoluent (souvent lentement par rapport à l’évolution des connaissances) dans le temps ? Ce découpage (malgré les progrès de la didactique ?), n’est-il pas à l’origine de la nécessité d’introduire une « transversalité » plus ou moins bien comprise, plus ou moins bien acceptée à laquelle veut répondre la mise en place des travaux « personnels » sous leurs différentes formes ? Les savoirs ne sauraient-ils être que disciplinaires ? Les savoirs « transversaux » ne seraient-ils que des méthodes ? des outils ? Les progrès des sciences cognitives montrent bien pourtant que le cerveau lui-même ne se satisfait (heureusement) pas d’un « fonctionnement » vertical ! La transversalité, l’aptitude consciente ou inconsciente à créer des liens entre des données ou des évènements présents ou passés n’est elle pas ce que l’on appelle « intelligence » ou « intuition » ? Pourquoi dans ces conditions l’organisation des enseignements devrait-elle avant tout rester « verticale » ? Si l’on n’était pas toujours en harmonie avec les méthodes du ministre C. Allègre, on doit lui reconnaître le mérite d’avoir compris l’importance de ces données en généralisant les enseignements « transversaux » interdisciplinaires au collège comme au lycée. On doit néanmoins remarquer que ces découpages « transversaux » peuvent d’ailleurs se constituer rapidement aux yeux de certains, en nouveaux ensembles fermés !
La documentation fait partie intégrante d’un système d’interface (entre l’élève et les bases de données que constituent les connaissances par exemple) parce qu’elle est une partie essentielle de l’information (et de la communication). Il est évident que la fonction enseignante dans une discipline comporte une partie documentaire et, de même qu’un documentaliste le fait, un enseignant de discipline doit vérifier la fiabilité de l’information (le manuel scolaire a parfois fait perdre de vue cette nécessité et c’est ainsi que de nombreuses erreurs ont pu être véhiculées dans les salles de classes de nombreuses disciplines comme des « vérités établies »). Pour autant, l’enseignant disciplinaire n’est pas un documentaliste, pas plus que le documentaliste n’est un enseignant disciplinaire. La documentation renferme en effet en elle-même une partie « méthodologique » dont l’aspect formateur, bien que mal perçu est au moins aussi important par sa rigueur que la vertu accordée par exemple aux mathématiques ou à la version latine sur ce sujet. Bien plus, la documentation apporte des éléments de formation que l’on retrouve tout au long de la vie, même la plus quotidienne. Elle donne en effet des méthodes pour rechercher l’information, l’analyser, la comprendre, la classer, la réutiliser.
L’un des apports déterminants de la documentation réside dans l’établissement et l’utilisation de « bases de données », autrefois enfermées dans des tiroirs, aujourd’hui le plus fréquemment enregistrées sous forme « électronique ». Or les bases de données, sous leur forme la plus générale, sont des éléments essentiels de la vie quotidienne. Leur établissement, leur classement aident grandement les bases plus personnelles incluses dans la mémoire de chaque individu. Il est pour le moins paradoxal que le système éducatif se soucie si peu de cette donnée fondamentale dans ses enseignements et confie, dans le meilleur des cas, un rôle de documentation à des enseignants de disciplines non préparés à cette tâche. Passer toute une scolarité sans entendre parler de bases de données est bien plus qu’un paradoxe. Ne serait-ce que sur ce seul point fondamental, le documentaliste devrait avoir un rôle essentiel à jouer dans l’éducation, aussi bien envers les élèves qu’envers les enseignants disciplinaires ou les autres personnels du système éducatif. La mission des documentalistes-enseignants sera d’autant mieux comprise que l’on ne parlera plus uniquement de l’enseignement comme de la seule transmission de savoirs, mais aussi comme de l’acquisition de méthodes aussi générales qu’universelles qui reposent, en particulier, sur le traitement de l’information dans lequel la notion de bases de données est capitale.
Comme le note à juste titre M.F Blanquet, les technologies d’informations et de communication (enlevons l’inutile E des TICE, il n’apporte pas grand-chose sauf à vouloir créer une fois encore une catégorie fermée) sont la cause des plus grands changements. On a souvent mis l’accent sur la « rapidité » engendrée par les TIC. Ce n’est sans doute pas là l’élément essentiel et il semble que l’on arrive à confondre la cause avec l’effet. Ce qui est déterminant dans l’informatisation de l’information se trouve dans la quantité d’information traitable et dans la possibilité d’automatiser l’organisation de cette information (établir des bases de données) plutôt que dans l’illusoire temps « gagné ». Bien entendu, ceci n’est possible que parce que les
« machines » sont de plus en plus puissantes et vont de plus en plus vite. Le temps gagné relève aujourd’hui encore beaucoup plus de l’utopie que de la réalité. De fait, tout en déconcentrant les accès, les TIC déportent vers l’utilisateur la nécessité de compétences informationnelles et documentaires jusqu’alors apanage d’une profession.
En fait, « l’information électronique » ne se substitue pas aux autres supports d’information et, pour diverses raisons, elle ne saurait remplacer le livre, les revues et autres périodiques qui ont encore, comme le CDI, de beaux jours devant eux. Aussi, devant la multiplication des ressources, une politique documentaire globale est de plus en plus indispensable au sein d’un établissement scolaire et le documentaliste-enseignant est le plus qualifié pour proposer cette politique qui doit devenir une partie importante du projet d’établissement. Elle constitue une part importante de son action au sein de l’établissement qui nécessite évidemment d’avoir le soutien du chef d’établissement, l’aval du conseil d’administration et qui doit être menée en concertation avec les autres personnels. Ainsi, le rôle du documentaliste-enseignant, loin d’être mineur, se trouve placé au cœur de la vie pédagogique de l’établissement et il doit comprendre plusieurs volets que l’on trouve dans le texte de l’inspection générale et que l’on pourrait résumer comme suit.
1- Le documentaliste-enseignant :
Propose et conduit la politique documentaire de l’établissement,
Maintient et développe un système d’information,
Applique une politique d’acquisition,
Conçoit les actions de communication,
Met en œuvre des outils d’analyse et de gestion au service d’une politique.
2- Le documentaliste-enseignant participe à la formation au sein de l’établissement :
Dans son champ de compétences, les actions de formations s’adressent aux élèves (en particulier en fonction d’objectifs à atteindre dans le domaine de l’usage et de la compréhension de l’information) ainsi qu’aux autres enseignants (en particulier dans le cadre des nouveaux objectifs pédagogiques).
Son champ de compétences porte sur :
La connaissance des sources d’information
Des connaissances générales sur les bases de données
Les stratégies de recherche d’information et à l’analyse critique des sources
Le traitement de l’information et la création de bases de données pertinentes
L’autoévaluation des productions et des processus
3- Le documentaliste-enseignant participe à l’action éducative et à l’ouverture de l’établissement au même titre que les autres personnels :
Il favorise l’accès à la culture en organisant ou en participant aux manifestations visant cet objectif.
Il facilite l’émergence de projets interdisciplinaires.
La documentation , pour ne pas avoir été suffisamment prise en compte malgré de nombreux efforts qui ont fait des CDI par exemple une originalité du système éducatif français par rapport à celui des autres pays européens, est au cœur des changements pédagogiques. La formation initiale et la formation continue des documentalistes-enseignants doivent prendre en compte ces éléments. La rénovation du CAPES externe répond en partie aux questions soulevées, mais il lui reste encore à évoluer pour mieux prendre en compte les évolutions du métier et de ses exigences. Il reste aussi au système éducatif à comprendre l’importance éducative de ce métier et d’en tenir compte dans la formation continue, dans les missions et dans l’évolution de la carrière des documentalistes-enseignants, comme il lui reste à inscrire véritablement le rôle de la documentation dans la formation des élèves et des enseignants. Le pire serait cependant de vouloir faire de la documentation une discipline à enseigner, de la « verticaliser » en quelque sorte, car si elle est nécessaire à la formation des élèves, elle est aussi l’interface « transversale » indispensable et originale des enseignements disciplinaires.
Guy Pouzard, ancien président du jury du CAPES externe de documentation,
Ancien hybride « physico-chimiste ».
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