Conclusion

2 | (actualisé le )

« Au déclin de nos jours ne crois pas qu’on regrette
Des paradis perdus et des bonheurs sans prix.
La sagesse de ceux qui vont partir est faite
De beaucoup de fatigue et d’un peu de mépris.
 »

(Léo Larguier - Les Quatrains d’Automne - 1953)

Et puis la retraite est arrivée comme une porte qui se ferme.... ou qui s’ouvre, car il n’y a jamais de fin en ce bas monde, seulement des commencements d’autre chose. Il est temps de conclure ce feuilleton véridique avant qu’il ne traîne trop en longueurs anecdotiques...
Au travers de cette carrière que je viens de décrire dans ses grandes lignes, tout au long des semaines écoulées, se résume une évolution relativement rapide de la Documentation vers ce qui aurait du être son aboutissement et sa véritable raison d’être : je veux dire l’enseignement effectif des capacités d’information, rigoureusement inclus dans les emplois du temps, sous l’égide du professeur documentaliste, mais en étroite coopération et symbiose avec les autres professeurs de discipline. Et cela, dès la classe de sixième. Je ne vais pas refaire ici le détail des contenus de cette formation, contenus évidemment complètement transdisciplinaires. Tout le monde les connait, enfin ceux qui n’ont pas renoncé à être des enseignants. Ce qui évidemment suppose, dans le même temps, que puisse être mis à disposition des enseignants et des élèves une documentation abondante, pertinente et adaptée !! Tout un programme...

Mais il semblerait que les décideurs, ces gourous occultes de notre temps, en aient justement décidé autrement, au nom de je ne sais quelles douteuses raisons. Il semblerait qu’apprendre à acquérir des capacités à savoir s’informer intelligemment ne soit pas considéré comme digne d’être enseigné d’une manière suivie et cohérente, ou que du moins on pense que cela peut être exercé par tout le monde et n’importe qui, n’importe comment de préférence, ce qui, à mon très humble avis, dénote une grave méconnaissance du vaste problème désormais posé à l’enseignement et à ses acteurs, mais aussi à la société toute entière. Autrement dit, veut-on fabriquer dans nos Ecoles des consommateurs bêtes et asservis, auxquels la surabondance d’informations donne la niaise illusion du savoir, ou bien des citoyens avertis, libres, responsables, capables de choix raisonnables, et donc dignes de ce nom ?

Cet enseignement fondamental ne peut pas être dilué et englué dans l’enseignement disciplinaire, qui a ses propres objectifs, sous peine de n’être pratiqué que ponctuellement, de passer complètement inaperçu et donc de rester inefficace. Cette affirmation n’est pas contestable, sauf mauvaise foi évidente.

Qu’est-ce que cela aurait coûté à l’administration ? Presque rien.. en regard des inestimables bénéfices qu’on pouvait en attendre pour les enfants, citoyens de demain, appelés désormais à vivre sous le matraquage constant des médias, et sous un flux foisonnant d’informations plus ou moins fiables :

D’abord, créer suffisamment de postes au concours de documentaliste pour couvrir les besoins, au lieu de placer dans les CDI n’importe qui, n’importe comment et n’importe où, dans le seul but d’"ouvrir la boutique" ! En faisant au passage semblant de confondre enseignants documentalistes et gestionnaires de médiathèque... ce qui n’est pas innocent, au mépris du simple bon sens.

Définir officiellement et clairement la mission enseignante transversale du documentaliste, au lieu de recouvrir insidieusement ce besoin urgent sous les linceuls cumulés de rapports et de parlottes, pour finir par le contester ouvertement.

Donner au CDI des emplois de secrétaires de documentation, afin d’alléger le fardeau des enseignants documentalistes dans leurs nécessaires tâches de gestion.

Enfin, définir et appliquer un horaire hebdomadaire de l’enseignement des capacités d’information, au lieu de dissoudre ce besoin urgent dans des projets aussi pharaoniques que fumeux, en se disant que "c’est mieux que rien !"

On ne l’a toujours pas fait, et on peut se demander si cela se fera un jour. Il est bien tard déjà et nous avons dès maintenant "formé" plusieurs générations d’élèves consommateurs de médias. On est donc en droit de se demander si ce n’est pas le but recherché. Il est vrai qu’on leur a appris à critiquer. Nous avons donc des critiques dépourvus de savoirs, c’est-à-dire la pire espèce de citoyen qui puisse exister. Oh ! évidemment je ne parle pas des quelques pour cents qui ont réchappé de cet abaissement par omission... 5%, 10%, 15% ? guère plus ?.. Qu’importe ! Je pense aux autres, à tous les autres, qui n’ont pas eu tout ce nécessaire enseignement, qu’ils auraient pu avoir, auquel ils avaient droit. Ceux là constituent un reproche pour ma conscience d’enseignant, celle à laquelle je tiens particulièrement, celle qui me permet de me regarder en face.. Ceux là devraient aussi constituer un reproche pour les décideurs, afin qu’ils ne continuent plus à se gargariser de mots en nous montrant toujours les mêmes arbres, vous savez, ceux qui cachent la forêt.

J’ai eu beaucoup de satisfactions professionnelles dans ma carrière d’enseignant, où je ne me suis jamais ennuyé une seconde, que j’ai pratiquée à temps plein, dimanche et jours fériés, vacances comprises. Je le dis parce que c’est la vérité, mais je n’en attends aucune louange. D’ailleurs, ayant fait ce que je pensais devoir faire, et de mon mieux, je me moque des louanges... Et je l’ai fait avec plaisir, ce qui fait que j’en ai été doublement payé. Combien de fois me suis-je frotté les mains en partant le matin et en pensant à ce que j’avais à faire... Et je ne suis sûrement pas le seul dans ce cas.

Mais j’aurais pu, nous aurions pu, beaucoup mieux faire si on en avait eu les moyens, et je regrette que les documentalistes ne soient pas encore arrivés, ensemble, à faire comprendre l’importance de leur rôle et de leur tâche au sein de l’Ecole. Je regrette qu’on essaie d’amoindrir ce métier, en le limitant à de simples activités de gestion et de gardiennage d’enfants, alors qu’il y a tant et tant à faire comprendre dans la recherche et la sélection de l’information, et de toute la culture fondamentale qui va avec. J’ai cru et je croirai toujours que ce métier bien compris et bien fait est indispensable à l’Ecole. C’est pourquoi, maintenant que j’ai quitté cette profession qui a été la plus grande partie de ma vie, je me sens en droit de poser, et avec un peu de mépris, cette lancinante question : "N’a t-on pas compris, ou n’a t-on pas voulu comprendre, et alors, pourquoi ?"

Je suis trop vieux, trop coupé de tout, et maintenant beaucoup trop dégoûté (à tort j’espère) des choses qui me semblent venir, pour tenter de répondre à cela sans devenir immédiatement anarchiste [1]. C’est aux jeunes générations d’y répondre sainement, et de trouver les moyens de se battre s’ils sont convaincus du bien fondé de cette lutte.

Car, malgré tout je crois qu’il faut essayer, toujours, de faire confiance à l’avenir. Il faut essayer de faire confiance à celles et à ceux qui militent et travaillent sur le terrain, bien au delà des Idéologies fumeuses, des ayatollahs de tous poils, des Institutions, des Administrations et des Gouvernements de passage, qui ont pour caractéristique générale de n’être jamais globalement crédibles, obéissant souvent à des motivations plus ou moins bizarres, voire suspectes, en tous cas trop souvent éloignées du simple bon sens. Par contre, il y a là dedans des personnes, et c’est heureux, qui sont parfaitement crédibles et de bonne foi. Il faut alors leur faire confiance, car il n’y a pas, je le crois, de joie plus grande que d’avoir fait confiance à des personnes qui le méritaient. Comme il faut toujours faire confiance aux enfants, aux élèves, que l’on doit sauver à tout prix de l’abêtissement à visée mercantile (ou pire...) d’un système économique sclérosant pour la culture, et donc la pensée.

C’est mon opinion en quittant définitivement ce métier, et le vœu sincère que je fais ici en clôturant les mémoires d’un homme qui fut, et reste profondément convaincu d’être un enseignant, et, croyez le bien, un documentaliste parfaitement ordinaire.

FIN

P.-S.

La Ht Levade - Septembre 2002-Octobre 2003
Copyright Alain Gurly - 2003 -

Notes

[1Ah ! Mirbeau, Mirbeau, comme j’espère que tu aies tort....!

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