Un espace performance au lycée : entretien avec Christine Denel

(actualisé le ) par Marion Carbillet

Christine Denel et Florence Delclos sont professeures documentalistes au lycée Saint-Exupéry à Saint Raphaël. Au sein du CDI du lycée, elles gèrent un Espace Performance destiné à l’expression artistique. Christine Denel a bien voulu répondre à nos questions...

Pouvez-vous nous expliquer la nature même de votre projet « Espace Performance » ? (ce qu’il s’y passe, comment cela se déroule, la régularité, le public, etc.)

L’idée de l’Espace Performance est née en 2013. Je passais régulièrement devant un espace situé à l’entrée du CDI dans lequel nous installions ponctuellement des expositions, plus ou moins réussies, plus ou moins fréquentées, et cet espace ne me satisfaisait pas, je le subissais et le trouvais parfois un peu « pathétique », car non conforme à mes attentes ni à celles de nos élèves. En janvier 2014, nous décidions d’en faire un espace plus vivant, plus pertinent, en l’ouvrant à l’expression artistique, aux « talents », les talents extérieurs et surtout les talents de nos élèves.

Le principe de base de l’Espace Performance est le « parrainage artistique », c’est-à-dire un partenariat fort entre des lycéens, forcément « débutants », et des artistes confirmés. Toutes les formes artistiques y sont accueillies : musique bien sûr, mais aussi arts plastiques, littérature, cinéma, théâtre, slam, etc.

Nous avons commencé en février 2014 avec des concerts, car il nous est apparu évident que ce domaine artistique était apprécié de manière quasi-unanime par nos élèves. Le parrainage artistique consiste à proposer aux élèves de passer en première partie d’un groupe plus reconnu, voire professionnel. Les concerts ont lieu de 12h30 à 13h30, une fois par mois ou avant chaque période de vacances. La complicité entre les élèves et les musiciens confirmés est immédiate, et nos élèves progressent rapidement, musicalement et personnellement. Tous les élèves et personnels du lycée sont invités à ces concerts, et il est étonnant de voir ces adultes aux différentes fonctions (enseignants, proviseur, cuisinier, agents, infirmière, CPE, etc.) se côtoyer dans une même démarche, celle de venir écouter les élèves, posant souvent sur eux un regard totalement nouveau.

L’Espace Performance accueille également des expositions de peinture, dessin, sculpture, photographie. Dans ces domaines artistiques, il est plus difficile de trouver des élèves acceptant de venir présenter leurs œuvres, car le jugement de l’autre semble plus délicat que pour la musique. Les expositions durent généralement entre trois et cinq semaines. L’exposition est inaugurée lors d’un vernissage officiel, en présence de l’artiste, à une heure précise, qui se veut la plus ouverte possible. Des rencontres-débats sont également planifiées avec les enseignants avec leurs classes, pendant leurs heures de cours. Ce peut être les enseignants d’Arts plastiques ou d’Arts appliqués, mais également de lettres, anglais, histoire-géo, selon la thématique.
Pour trouver les artistes, musiciens ou plasticiens, nous travaillons avec deux associations locales, qui proposent le concept à leur réseau. Nous essayons nous aussi de débusquer des artistes lors de manifestations locales ou régionales pour leur proposer d’intervenir face à des élèves. La première artiste à exposer était d’ailleurs une illustratrice rencontrée au hasard d’une galerie, ancienne élève, très émue de revenir dans le lycée où elle avait suivi, 8 ans avant, ses cours d’arts plastiques...

Les autres manifestations s’articulent autour du slam et du théâtre, du cinéma car nous avons installé un vidéo-projecteur, ou de la littérature avec des rencontres d’auteurs. Cette « scène ouverte » est très fréquentée et fait partie désormais du « paysage » du CDI. Au-delà des manifestations programmées, certains enseignants nous demandent s’ils peuvent venir l’occuper pour pratiquer un Atelier théâtre avec leurs classes. Nous y évaluons les discours engagés des élèves de seconde en Enseignement exploratoire « Littérature et Société », nous y travaillons les pièces en anglais, etc. Cet espace est semi-ouvert (3 murs seulement, l’espace reste visible en entrant dans le CDI), mais cela ne nuit pas, au contraire, il n’en est que plus incitatif. En fait cet Espace Performance est un lieu d’"engagement" : engagement de son corps, de sa voix, de ses créations, de ses valeurs...

Pourquoi un tel espace au sein même du CDI ? N’y aurait-il pas eu d’autres lieux ? Quelles étaient vos intentions de départ ?

Nous sommes un lycée polyvalent de 1800 élèves et 140 enseignants. Les projets sont nombreux dans l’établissement, mais les effectifs et la diversité des publics (filières générales, technologiques et professionnelles, BTS et GRETA) rendent la communication quelquefois difficile. Dans cette configuration, le CDI est devenu un lieu très fréquenté, ressemblant parfois à une véritable ruche. Mais les élèves y viennent pour réviser, travailler en groupe, ou lire des mangas et revues, activités assez classiques et souvent réservées en lycée aux « bons » élèves. Les élèves de bac professionnel ou de STMG sont moins nombreux, découvrant parfois le lieu en Première ou Terminale, par obligation.

Nos objectifs de départ étaient assez clair : tout d’abord proposer une « scène ouverte » et valoriser les talents d’élèves. Puis faire découvrir le vivier d’artistes issus de la scène locale. Mais également créer du lien, mixer les publics. Et également modifier la représentation du lieu CDI, démontrer qu’il pouvait être autre chose qu’un lieu purement « scolaire », un lieu qui apporte du plaisir, tout en promouvant la culture bien sur. Mais une culture à laquelle les lycéens pouvaient participer, des valeurs à co-construire en quelque sorte, avec tous les membres de l’établissement, réunis autour d’un même projet.

Est-ce que vos intentions de départ ont été réalisées ? Avez-vous été surprises par certains aspects imprévus de ce projet ?

Oui, nos intentions ont été réalisées. Tout d’abord, cet horrible espace à l’entrée qui n’avait aucun sens à disparu ! Plus sérieusement, le CDI est désormais fréquenté par tous les publics et filières, il est un espace ouvert, de débats, ça fourmille, ça communique... Parfois trop évidemment, au détriment du calme parfois, mais un lieu vivant ne peut pas être un lieu sanctuaire, silencieux à tous moments, réservé aux « meilleurs élèves ».

Les enseignants identifient désormais l’Espace Performance comme un lieu de culture au sens large du terme, pouvant accueillir toute sorte d’expression artistique, et surtout comme un lieu de parole libre, dédié par exemple à l’apprentissage des techniques de communication orale, aux ateliers slam et théâtre, etc.

Ils ont également identifié le CDI comme une plaque tournante de projets. Souvent la conversation commence par « J’aurais bien envie de faire ça... » et finit par « Bon alors, on vient dans l’Espace Performance quand ? ». C’est sûr, tous les élèves passent par le CDI pendant leurs années de lycée !

Notre inquiétude au début de la création de l’espace était de favoriser un « désordre » au sein du lycée, en les autorisant implicitement à sortir du cadre, par exemple en leur proposant des concerts entre midi et deux, source potentielle d’absentéisme pendant ou après. Mais à notre grande surprise, tout se passe bien, comme si les temps n’étaient pas les mêmes, ou plutôt comme si, après avoir participé à une activité dite « de divertissement », voire « de plaisir », élèves et enseignants étaient plus « disponibles » pour retourner aux activités dites scolaires. On pourrait peut-être dire qu’on est dans la notion d’amélioration du climat scolaire, et cet aspect-là, nous ne l’avions pas envisagé au départ !

La principale surprise a été l’adhésion, en fait : adhésion des élèves d’une part, alors qu’on aurait pu s’attendre à de la frilosité, voire de l’incompréhension ; adhésion des personnels, certains enseignants exprimant clairement leur impatience pour la prochaine manifestation ; adhésion de l’équipe de Direction, qui n’a jamais bloqué les manifestations programmées et se rend disponible un moment pour chaque vernissage, concert, ou rencontre d’auteurs ; adhésion des structures culturelles locales, qui nous ont suivi depuis 2014, proposant un soutien logistique, favorisant de nouveaux partenariats, etc. Et adhésion des artistes locaux, dont certains vont jusqu’à nous solliciter de manière spontanée, pour exposer mais surtout pour rencontrer des élèves, bénévolement, et partager avec eux des moments d’échange.

Au fil des années, ce projet a-t-il modifié votre pratique de professeures documentalistes ? A-t-il changé la considération que les élèves ont du lieu ?

Oui, il me semble que le CDI représente désormais pour nos élèves à la fois un lieu de travail et de révisions, fonction incontournable d’un CDI de lycée, mais également un lieu d’échanges et de projets. C’est un lieu de Culture, mais ils ne le diront pas car ce mot leur fait peur, pour eux la Culture est ennuyeuse, elle renvoie aux musées, à la passivité... Le défi est de leur faire comprendre que si la Culture est active, participative, elle n’est plus ennuyeuse.

Notre pratique de professeures documentalistes a été forcément modifiée, nous continuons à former les élèves et à donner des cours, mais en même temps, nous passons beaucoup de temps à « créer de l’événementiel », à monter les rencontres et projets, et à répondre aux sollicitations, exponentielles. C’est chronophage bien sûr, mais pas tant que cela, car une fois le réseau établi, la logistique se rôde. Il est curieux de voir comment l’énergie que l’on mettait au début se transforme parfois en sollicitations extérieures spontanées, très prometteuses.

Par contre, au niveau des élèves, tout reste à construire en permanence, ne serait-ce que parce qu’arrivent chaque année de nouveaux élèves, à qui expliquer notre démarche. Les Portes ouvertes sont notamment un moment privilégié pour nous permettre d’expliquer aux parents et aux futurs élèves de seconde cette posture professionnelle qui parfois les surprend.

Beaucoup de collègues disent qu’il est difficile de faire bouger les représentations et les habitudes des lycéens au CDI. Vous êtes-vous confrontées à cette difficulté ?

Objectivement non. Certes, certains enseignants sont moins réactifs que d’autres selon les projets. Mais il ne s’agit pas de construire des manifestations dans l’Espace Performance pour se faire plaisir ou dans un but d’auto-valorisation. Ce serait suicidaire et l’espace disparaitrait, tout simplement.

Lorsqu’on choisit de faire venir un artiste par exemple, c’est parce qu’il peut « rentrer dans les programmes » comme on dit, de par la thématique ou la démarche proposée. Par exemple, en accueillant Nico GOMEZ, reporter-photographe, autour de son travail sur « Les murs du monde » et de son exposition « Belfast : vivre ensemble ? », nous savions que nous pouvions travailler avec les professeurs d’Arts Plastiques et Arts Appliqués pour l’aspect technique photo, mais également avec les professeurs d’Anglais et d’Histoire-géographie, de par les thématiques abordées. Pour certains artistes, il est parfois difficile de limiter le nombre de rencontres !

Il n’y a pas de secret : si le projet apporte une plus-value à l’enseignant, l’inscription aux rencontres aura lieu, il pourra même y avoir un prolongement sous forme d’exposition réalisée par les élèves eux-mêmes suite à la rencontre, ou de rédaction d’un questionnaire inter-classe. Mais évidemment, il faut avoir réfléchi en amont aux disciplines susceptibles d’être intéressées, aux axes pédagogiques, aux exploitations possibles, car le temps est compté dans les établissements scolaires ! L’idéal est d’arriver avec une proposition quasiment « clé en main », dont l’enseignant peut s’emparer et adapter à sa séquence d’enseignement.


Diriez-vous aujourd’hui que le CDI de votre lycée est un tiers-lieu ? Quelle place y laissez-vous pour l’implication des élèves ? Quelle place pour l’interrelationnel ? Diriez-vous que le CDI est devenu un « environnement capacitant » ?

Non, le CDI n’est pas un tiers-lieu... malheureusement !

Je suis formatrice par ailleurs et je travaille sur ces thématiques depuis plusieurs années, c’est passionnant. En effet, je n’avais pas réalisé au début mais je pense que ce qui a été mis en place dans la Bibliothèque Publique de Chicago m’a influencé, inconsciemment. Le YOUmedia, lieu collaboratif destiné aux ados, qui propose 3 espaces intitulés « socialisation », « bidouillage » et « formation » était en 2010 très innovant. On en connaît les limites maintenant, et c’est vrai que médiathèques et CDI ne partagent pas forcément les mêmes objectifs, mais il me semble important de prendre les idées là où elles sont, et de les expérimenter, sans les rejeter car ne faisant pas partie de la sphère éducative.

L’interrelationnel, les discussions informelles, tiennent une grande place dans notre mode de communication avec les élèves, c’est vrai. Il faut du temps pour construire cette confiance-là. Il faut aussi des réunions, qui font « tâche d’huile » et peuvent amener les élèves créatifs, qui ne sont pas forcément les « meilleurs » élèves, les plus calmes ni les plus gérables, mais qui sont généralement des éléments moteurs et source de grande richesse.

Le changement de comportement des élèves ayant expérimenté l’Espace Performance, lors de concerts, ateliers, etc., est flagrant. Ils ne gagnent pas qu’en popularité (quelquefois absolument pas !), ils gagnent surtout en confiance et estime de soi, en développement de leurs compétences orales face aux autres, que ce soit face aux élèves donc à leurs pairs, mais également face aux adultes. En étant plus confiants, ils apprendront mieux à connaitre leurs atouts et leurs freins, base incontournable de toute réalisation de projet, et devraient donc mieux réussir à trouver leur place, personnelle et professionnelle, dans la société.

Avec ce projet d’espace performance, avez-vous vous même développé de nouvelles compétences professionnelles ?

En terme de retombées professionnelles, on peut dire que notre réseau est assurément plus actif et même bouillonnant !

Nous avons aussi développé nos compétences en terme de communication, les supports et les canaux à privilégier selon les destinataires. Par exemple, nous avons réalisé en février 2014 que notre blog CDI était totalement obsolète, et que nous devions urgemment créer la page Facebook CDI STEX, en voyant devant nous les élèves le matin même se transmettre l’info du premier concert au CDI sur leur smarphones !

Aujourd’hui, quelles perspectives voyez-vous pour ce projet ?

Nous allons consacrer plus de temps à impliquer les élèves dans les actions proposées dans l’Espace Performance, que ce soit en terme d’idées ou de personnes ressources qu’ils peuvent connaître, dans tous les domaines artistiques et culturels.
Nous avons également prévu de développer l’axe « Economie de la culture », au travers de rencontres avec les médiateurs de structures culturelles, comme par exemple le théâtre, car les lycéens, par méconnaissance, se comportent parfois en consommateurs, sans réaliser la dimension économique du spectacle vivant.

Nous aimerons aussi développer un partenariat plus accru avec le CVL et la Maison des lycéens. En effet, notre mode de communication informel fonctionne bien et permet de repérer talents et envies, mais nous pourrions gagner en efficacité en travaillant de manière plus formelle, plus identifiable, afin de ne pas se limiter aux élèves talentueux, pour susciter également l’implication des élèves plus hésitants.

Ce que je retiendrai de ces quatre années d’Espace Performance, c’est l’évidence qu’on apprend mieux si on est motivé, et que la motivation passe par le plaisir. Ce constat est vrai pour les élèves, mais aussi pour les enseignants, dont nous faisons partie. Eviter l’ennui et susciter l’envie, ce sont les deux idées de base !

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