Entretien avec André Tricot : apprentissage et technologies numériques

(actualisé le ) par Marion Carbillet

André Tricot est professeur d’université en psychologie à l’École supérieure du professorat et de l’éducation Midi-Pyrénées.

André Tricot, bonjour et merci d’avoir accepté de vous soumettre au jeu de questions/réponses proposé par Docspourdoc !

Vous êtes intervenu lors du colloque « Enfants Mutants ? Révolution numérique et variations de l’enfance » à la Cité des sciences en octobre avec un exposé au titre qui nous a interpellés : « Comment l’ordinateur peut-il à la fois bouleverser le développement de l’enfant et ne pas affecter ses apprentissages scolaires ? ». Selon vous, les usages privés des technologies de l’information n’impacteraient pas le rapport des enfants et des adolescents aux apprentissages ?

Oui, ou disons que l’impact serait assez limité. L’idée générale que je défends, au sein du courant de la « psychologie évolutionniste de l’éducation » [1], est que les apprentissages scolaires subissent des contraintes très différentes et ont des buts très différents des apprentissages adaptatifs (ce qu’on appelle le développement). Quand un individu de 14 ans utilise Google tous les jours il s’adapte à son environnement (culturel, social, technologique) [2]. Quand ce même individu, élève en collège, apprend à utiliser BCDI, il réalise un tout autre apprentissage, non-adaptatif, coûteux, explicite, dont l’utilité perçue peut être faible (le génie des enseignants étant de lui faire croire le contraire, rendant l’apprentissage possible). Le fait que cet élève soit un utilisateur quotidien de Google constitue une contrainte et des ressources qui vont peser lors de l’apprentissage de BCDI.

Dans un article de la revue Sciences humaines paru en octobre 2013 et intitulé « École numérique : de quoi parle-t-on ? » vous dites même que l’utilisation de technologies numériques, même très performante peut se révéler moins efficace pour l’enseignant que l’utilisation d’un support ou d’un outil plus classique. Pouvez-vous préciser cela ?

De nombreux travaux, depuis la fin des années 1980, c’est-à-dire avant l’émergence de la psychologie évolutionniste de l’éducation, ont mis en évidence le fait que les apprentissages scolaires étaient coûteux cognitivement [3]. Ces travaux ont montré que les sources de coûts étaient : l’apprentissage lui-même (l’élaboration ou la transformation de connaissances) ; la réalisation de la tâche (le moyen de l’apprentissage, comme la résolution de problème, la réalisation d’un exposé, etc.) ; le traitement des supports de la tâche (les documents pédagogiques, la présentation de l’énoncé, etc.). Quand la tâche ou les supports sont trop exigeants cognitivement, cela a comme effet de limiter les ressources disponibles pour apprendre. Ainsi, certains supports rudimentaires mais peu coûteux (par exemple une série d’images fixes) sont parfois plus efficaces que les supports présentant le même contenu de façon plus élaborée mais coûteuse (par exemple un film). Ce n’est pas le fait que le support soit sophistiqué, élaboré, qui est gênant. C’est quand le coût lié à son traitement est en concurrence avec l’apprentissage (par exemple quand les élèves n’ont que très peu de connaissances dans le domaine ; avec d’autres élèves, déjà aguerris dans le domaine, c’est le support sophistiqué qui sera le plus efficace, le coût lié à l’apprentissage étant très faible).

Peut on en déduire que la mise à disposition de ressources même d’excellente qualité, et notamment numériques, n’est pas suffisante pour qu’il y ait apprentissage ?

Je ne sais pas si on peut le déduire, mais en effet, les ressources ne sont que des outils, au service des tâches, qui elles-mêmes sont au service des apprentissages. Mettre à disposition des ressources, ça consiste à donner un bidon de 50 litres d’essence à quelqu’un. C’est très bien. Mais ça ne suffit pas. Il faut que cette personne ait un but de déplacement, un véhicule et un permis de conduire pour que la ressource ait une valeur. Dans notre domaine, une ressource de qualité, pour avoir une valeur, nécessite un scénario pédagogique (pour faire vite : un objectif d’apprentissage, une progression, des tâches, un dispositif de régulation des apprentissages, une évaluation) [4], des élèves et un enseignant. Si elle est cohérente avec tout cela, si elle apporte quelque chose, alors elle apporte une plus-value (par rapport à une autre ressource).

Malgré le numérique l’enseignant reste donc indispensable ? Quel est son rôle précis ?

Un rôle de conception du scénario pédagogique et un rôle de mise en œuvre de ce scénario, avec les élèves. Le numérique enrichit les ressources. Rien de plus. Mais cet enrichissement est extraordinaire (et, pour rester dans la métaphore, la baisse des coûts est tout aussi extraordinaire). Si bien que nous nous laissons fasciner. Par ailleurs, certaines personnes, généralement non-enseignantes, qui ne connaissent ni l’activité de conception, ni l’activité de mise en œuvre, peuvent parfois croire que les ressources vont avoir un effet direct. Mais les enseignants ne sont pas eux-mêmes suffisants pour qu’il y ait un enseignement : il est aussi nécessaire d’avoir une institution, portée par des valeurs, des savoirs, des lieux, des contraintes temporelles, des ressources matérielles, une société qui définit des finalités, etc.

Vous distinguez les apprentissages du quotidien, adaptatifs et implicites les apprentissages scolaires, non adaptatifs et explicites. Pourquoi faut-il des apprentissages scolaires dans une société comme la nôtre ?

Pour préparer les enfants et les adolescents à leur future vie d’adultes. Dans notre société, on attend qu’un adulte soit le citoyen d’une démocratie (ce qui est extrêmement complexe, manifestement beaucoup trop complexe pour certains qui préfèrent des modèles de société plus simples), que ces adultes exercent leur liberté et leur responsabilité, mais aussi qu’ils exercent un métier. Pour cela, il faut qu’ils comprennent cette société, son fonctionnement, ses règles, ses contradictions, ses injustices, ses ressources, son passé, etc. Comme dans cette société l’information joue un rôle primordial, il est important d’acquérir des connaissances pour comprendre et agir sur ces aspects-là. Bien entendu, les adolescents sont déjà membres de cette société, ils utilisent Google et Wikipédia tous les jours ou presque, donc apprennent à leur propos. Mais ces apprentissages sont très vraisemblablement strictement fonctionnels : ils apprennent à faire ce qu’ils font, rien de plus [5]. Il est nécessaire de comprendre beaucoup plus que ce qu’on fait, avec Google et Wikipédia.

Pensez-vous que certains des outils méritent, du fait de leur utilisation très répandue dans la société de faire l’objet à l’école d’un apprentissage explicite ? Pourquoi ?

Pour reprendre l’exemple de Google et Wikipédia, il est nécessaire de comprendre les mêmes choses qu’avec la société : fonctionnement, règles, contradictions, injustices, ressources, passé, etc. Tout en étant relativement modestes, me semble-t-il, car les apprentissages scolaires subissent une autre contrainte forte : ils sont spécifiques, très difficiles voire impossible à généraliser [6]. Il est en effet assez fascinant de constater l’incapacité des humains à acquérir des connaissances générales de façon scolaire, tandis que leurs connaissances acquises de façon adaptative peuvent avoir ce caractère général. Par exemple, ils sont vraisemblablement incapables d’apprendre à raisonner logiquement, de façon générale (i.e. dans tous les domaines) [7]. Mais ils sont capables d’apprendre des façons particulières de raisonner (le raisonnement diagnostic en maintenance des véhicules automobiles, le raisonnement diagnostique en radiologie) ; et ils sont capables d’apprendre un raisonnement générale intuitif et général, de façon adaptative (mais en faisant des erreurs logiques). Par analogie, il est possible de faire l’hypothèse de notre possibilité à acquérir une capacité intuitive à rechercher des informations, à demander de l’aide, à dialoguer ; mais acquérir une démarche délibérée, rationnelle et générale (utilisable dans tous les domaines) à rechercher de l’information semble très difficile pour nous. Nous sommes notamment terriblement dépendants du domaine [8].

Dans le triptyque d’enseignement que vous mettez en exergue : tâche donnée / connaissance visée / outil utilisé, pourrait-on du coup imaginer un glissement : par exemple que Wikipedia ou Google passant dans certaines situations d’apprentissages du statut d’outil à celui de connaissance visée ?

Oui, tout-à-fait, comme dans l’exemple que je viens de prendre. Il faut dire que j’ai lu toutes les questions avant de commencer à répondre ;-)

Dans ce cas faut-il se situer selon vous dans un apprentissage à visée procédurale (savoir utiliser l’outil) ou à visée déclarative (comprendre son fonctionnement) ? Peut-on vraiment dissocier les deux ?

Avec ces deux exemples, en tous cas pour les adolescents dont les usages sont quotidiens, l’enjeu majeur me semble du côté de la compréhension, du côté déclaratif donc. Je dirais même, pour ces usagers, du côté de la prise de conscience : se mettre à comprendre ce que l’on faisait auparavant sans y réfléchir, comprendre l’environnement de nos actions, leurs conséquences, les contraintes qui pèsent sur elles, etc.

L’utilisation de notions ou de concepts pour asseoir cet enseignement permet-il de répondre, totalement ou en partie, à la question : à quoi devons nous préparer nos élèves pour leur permettre d’exercer pleinement leur citoyenneté d’adulte ?

Ce qui est difficile dans le domaine, c’est qu’un travail de définition des objectifs d’apprentissage, des curricula et des savoirs est censé précéder la définition des concepts et de notions. On voit, notamment dans le colloque organisé par Eric Bruillard et Jean-Louis Durpaire en Mai 2013 à ce propos, que le travail est en cours. Nous sommes donc à une période où tout se conduit « de front ». Dans quelques années, quand les choses seront posées, alors il sera plus facile de répondre à votre question.

Quelle place peuvent avoir ces concepts dans la construction d’une séquence ? Faut-il les aborder une fois dans la scolarité (par exemple les répartir en fonction des niveaux) ou vaut-il mieux les étudier plusieurs fois ?

Enseigner un concept ce n’est pas très compliqué, les élèves sont capables d’en apprendre dès leur plus jeune âge, donc la difficulté n’est peut-être pas là. La difficulté dans l’apprentissage d’un concept ce n’est vraisemblablement pas pendant, mais après : comment rendre ce concept utile, fréquemment mobilisé, dans des contextes différents, au cours des mois et des années qui suivent son apprentissage ?

A Docs pour Doc (et sur beaucoup de blogs et sites de collègues) on peut trouver des séances de professeurs documentalistes en recherche de ce qu’ils doivent enseigner aujourd’hui pour amener les élèves à comprendre la société de l’information dans laquelle ils vivent. Que pensez vous des ces démarches ? Selon vous, la dynamique mise en place peut-elle contribuer à renforcer l’expertise des professeurs documentalistes  ?

Oui, j’ai la croyance depuis des années que votre profession vit une période formidable, extrêmement difficile, déstabilisante et exigeante, mais formidable, car vous êtes les acteurs directs de ce travail et de ce changement. Dans d’autres disciplines, les enseignants sont dépossédés de ce travail d’élaboration. Les programmes et référentiels limitent leur part de responsabilité et d’initiative.

P.-S.

André Tricot est professeur des universités en psychologie à l’École supérieure du professorat et de l’éducation Midi-Pyrénées. Il a élaboré avec Jean-François Rouet un modèle de recherche d’information dans les hypertextes, le modèle EST, reconnu en psychologie cognitive et en sciences de l’information et de la communication Dans le domaine de l’ingénierie pédagogique, il a proposé un modèle rationnel pour l’enseignement fondé sur une distinction entre six formats de connaissances 2 : concepts, représentations, traces littérales, méthodes, savoir-faire, automatismes. Ce modèle est conçu pour aider les enseignants à déterminer le type de connaissances qu’ils cherchent à développer chez les élèves et donc à mieux déterminer les objectifs d’enseignement. Il propose également, à partir d’une revue de la littérature empirique, d’identifier la nature des activités pédagogiques à privilégier pour faire acquérir le type de connaissances visées.
André Tricot a également développé une réflexion sur l’intégration des TICE à l’école et leur utilisation pédagogique. Il met en exergue la diversité des outils numériques pouvant être utilisés et, à partir d’études empiriques, montre qu’ils sont inégalement performants d’un point de vue pédagogique. Il souligne également la nécessité de la mise en œuvre d’une éducation aux médias et à l’information.

Notes

[1Tricot, A. (2012). Utilité, apprentissages et enseignement : une approche évolutionniste. In Du mot au concept : utilité. (pp. 99-115). Grenoble : PUG.

[2Voir aussi : Tricot, A., & Boubée, N. (2013). Is it so hard to seek help and so easy to use Google ? In S.A. Karabenick & M. Puustinen (Eds.), Advances in help-seeking research and applications : The role of emerging technologies. (pp. 7–36). Charlotte, NC : Information Age Publishing

[3Pour une synthèse, voir : Chanquoy, L., Tricot, A., & Sweller, J. (2007). La charge cognitive. Paris : A. Colin

[4Musial, M., Pradère, F., & Tricot, A. (2012). Comment concevoir un enseignement ? Bruxelles : De Boeck.

[5Sahut, G., Mothe, J., Jeunier, B., & Tricot, A. (soumis). Qu’apprennent les jeunes usagers à propos de Wikipédia ? In Barbe, L. & Merzeau, L. Wikipédia : Objet Scientifique non Identifié (WOSNI). Presses de l’université de Paris Ouest et Open Edition.

[6Tricot, A. & Sweller, J. (sous presse). Domain-specific knowledge and why teaching generic skills does not work. Educational Psychology Review. DOI : 10.1007/s10648-013-9243-1

[7Pour une synthèse, voir : Bonnefon, J.-F. (2011). Le raisonneur et ses modèles. Grenoble : PUG.

[8Vibert, N., Ros, C., Le Bigot, L., Ramond, M., Gatefin, J., & Rouet, J.-F. (2009). Effects of domain knowledge on reference search with the PubMed database : an experimental study. Journal of the American Society for Information Science and Technology 60 (7), 1423–1447.

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