Pour un curriculum en information documentation, et...
...contre les risques de dérives terminologiques

(actualisé le ) par Ivana Ballarini-Santonocito

Présentation de l’article d’Ivana Ballarini-Santonocito par Pascal Duplessis.
Le concept de curriculum informationnel est récent dans notre culture professionnelle. Plébiscité bien qu’encore peu connu des enseignants documentalistes, il connaît déjà ses premiers dévoiements. Ainsi, le concept de politique documentaire, ce nouveau paradigme de la bibliothéconomie, et qui sert aujourd’hui de levier à l’institution pour modifier en profondeur la mission prioritairement pédagogique de l’enseignant documentaliste, semble tenté par une réappropriation du curriculum dans son volet « formation de l’usager ». Il faut rappeler avec force qu’un curriculum vise à structurer dans le temps et dans ses contenus un véritable enseignement info-documentaire, articulé sur l’apprentissage progressif et systématique des notions.
Une mise au point s’impose donc pour alerter la profession sur les dangers d’une banalisation d’un tel mésusage terminologique.

Qu’est-ce qu’un curriculum ? Enjeux et attentes

Le terme est emprunté aux travaux des sociologues de l’éducation anglo-saxons et a été introduit en France par Jean-Claude Forquin. [1]] Il a été repris par le sociologue Philippe Perrenoud [2]] , puis par Jean-Louis Charbonnier [3]] aux Assises nationales pour l’éducation à l’information (2003) tout d’abord, et ensuite au 7ème congrès de la Fadben (2005), où il fut relayé par Pascal Duplessis [4]] et Alexandre Serres [5]]. Ce concept de curriculum remporte l’adhésion des professionnels de l’information documentation quant à la forme que devrait prendre un programme d’étude officiel et systématique des savoirs informationnels à l’école. Faisant suite aux Assises nationales de 2003, une ERTE (Equipe de recherche technologique en éducation) intitulée « Culture informationnelle et curriculum documentaire » s’est constituée à l’Université de Lille III et vient d’être officiellement acceptée. Coordonnée par Annette Béguin elle a pour objectif la formalisation de ce curriculum.

Curriculum et programme scolaire

Le curriculum se définit comme étant un « programme d’étude ou de formation organisé dans le cadre d’une institution d’enseignement ou, plus précisément, [un] ensemble cohérent de contenus et de situations d’apprentissage mis en œuvre dans une progression déterminée. » [6]] Son étendue est plus vaste que celle du programme d’enseignement qu’il inclut. Aux contenus à enseigner et à leur progression par niveaux s’ajoutent des situations d’apprentissage, des méthodes pédagogiques, des activités, des moyens et des modalités d’évaluation. Daniel Hameline le présente comme un « plan d’action pédagogique » [7]]. Pour Pascal Duplessis, il « reflète une vision globale des phénomènes éducatifs, articulant les questions et les expériences de l’enseignement à celles de l’apprentissage. »

Curriculum et référentiel de compétences

Les référentiels sont bien connus par les enseignants documentalistes qui les utilisent pour construire leurs séquences pédagogiques et négocier des partenariats avec leurs collègues de disciplines.
L’entrée du référentiel se faisant par les compétences, il a pour principal défaut de réduire les apprentissages documentaires à une série, plus ou moins ordonnée, de comportements observables laissant en marge les concepts ou notions à construire chez l’élève [8].
L’entrée du curriculum se faisant quant à lui par les contenus à enseigner, celui-ci permet, par le biais des situations d’apprentissage mises en œuvre pour développer les compétences documentaires, de construire chez les élèves une approche conceptuelle des problématiques informationnelles auxquelles la société actuelle nous confronte.
« Faut-il renvoyer dos à dos le référentiel et le curriculum ? » se demande Pascal Duplessis au 7ème congrès de la Fadben, ce à quoi il répond : « cela constituerait une erreur. Il est préférable d’assurer leur complémentarité, en leur assignant leur juste place respective. Le référentiel est un outil méthodologique. Il doit être inclus à la partie technique d’un curriculum. Celui-ci pourrait se composer en outre d’un volet scientifique, d’un volet épistémologique et d’un quatrième volet qui prendrait en charge les articulations possibles avec les autres disciplines. » [9]

Enjeux du curriculum

Quels enjeux soulève l’élaboration d’un curriculum ?
L’existence possible d’un tel outil affirme avec évidence l’autonomie de l’enseignement en information documentation. Elle suppose en outre la systématisation de cet enseignement à tous les élèves et pour tous les niveaux.
Le curriculum a pour préalable l’identification d’un champ de savoirs spécifiques et la didactisation des concepts qui s’y rattachent. Etant le fruit de cette didactisation, il devient un outil d’enseignement au service aussi bien des apprentissages que d’une pédagogie documentaire qui ne demande qu’à s’affirmer dans son originalité.
Mais revendiquer l’élaboration d’un curriculum, c’est revendiquer une identité professionnelle qui se positionne davantage du côté de l’ « enseignant » que de celui du « documentaliste ». Débat toujours ouvert dans la profession mais qu’il conviendrait d’aborder en premier lieu, comme le préconise Alexandre Serres [10], du point de vue des finalités et des enjeux éducatifs, c’est à dire du point de vue de l’élève et de ce qui vaut de lui être enseigné.
Or dans les orientations institutionnelles qui tentent actuellement d’être impulsées à la profession, ce n’est pas le chemin qui semble avoir été choisi, malgré la position d’un grand nombre d’enseignants documentalistes et des associations professionnelles qui les représentent, dont la Fadben.

Curriculum et politique documentaire

Le concept de curriculum entre ainsi en conflit avec celui de politique documentaire. Si le premier relève sans conteste de la sphère de l’enseignement, le second, purement bibliothéconomique, relève de celle de l’ingénierie documentaire, même si, pour l’adapter au système éducatif, lui est adjoint un « volet formation ».
Ce concept de politique documentaire, qui se veut intégrateur et englobant, tend à ordonner les activités du "documentaliste" selon une logique de service : service rendu aux usagers, service rendu aux enseignants des autres disciplines, service prenant la forme d’une expertise, d’une prescription et d’une gestion de ressources documentaires venant en appui des apprentissages disciplinaires. Dans cette logique, les apprentissages documentaires, souvent réduits à des savoir-faire procéduraux, sont cantonnés dans la transversalité et se voient intégrés aux programmes disciplinaires.
Tout à l’opposé, la raison d’être d’un curriculum répond, nous l’avons vu, à une logique d’enseignement autonome, pluri-, inter- ou trans-disciplinaire.

Pour sauvegarder l’intégrité du concept de curriculum

Dans ce même mouvement d’intégration de la formation des élèves à la politique documentaire, le concept de curriculum est de plus en plus utilisé dans des acceptions ou des contextes qui en dénaturent le sens et la portée. Pour exemple, nous citerons les trois cas suivants :
Dans le dernier rapport sur Les politiques documentaires des établissements scolaires [11] , le curriculum est évoqué en tant que préconisation faite lors des Assises nationales pour l’éducation à l’information (2003). Mais, malgré une définition fidèle du curriculum posée par la citation de Gérard Losfeld [12]], son évocation est réduite, dans un premier temps, à l’idée « d’un “cadre souple”, d’un “corpus de notions plutôt qu’un programme” ». Elle est ensuite utilisée pour aboutir à la proposition d’un « portefeuille de compétences documentaires et informationnelles » avec, aussitôt, assimilation et intégration de celui-ci au B2i qui deviendrait B3i par simple ajout du “i” d’information. Se voyant intégrées à un livret d’évaluation généraliste, les "compétences" (et non plus les "savoirs" constitutifs d’un curriculum) informationnelles pourront ainsi être évaluées par les enseignants de discipline.
Au fil de ce tour d’horizon d’une formalisation possible et souhaitée des apprentissages documentaires, ainsi que de leur évaluation, la spécificité et l’existence même d’un enseignement de l’information documentation se voient éludées, de même que la responsabilité de l’enseignant documentaliste dans la prise en charge, ne serait-ce que de l’évaluation des compétences documentaires.

Le deuxième exemple est celui de l’emploi abusif du concept de curriculum dans le "portefeuille" publié par l’académie de Toulouse [13] . Le texte de présentation, rédigé par Pierre Rivano (IA-IPR EVS), précise bien la nature de ce travail : « Nous avons choisi de décliner les étapes de la recherche documentaire en compétences que l’élève doit acquérir. Il ne s’agit pas d’un programme de formation, ni même d’un référentiel de compétences, mais plutôt d’une proposition de démarche interdisciplinaire ». Pourtant la première partie du document le caractérise comme étant « un “ruban pédagogique” ou curriculum des savoirs et des apprentissages en information-documentation ». La deuxième partie se contente pourtant de décrire les étapes de la recherche documentaire, tandis que la troisième renvoie aux programmes des disciplines. Aucun savoir n’est donc listé dans ce document, point de notions ou de concepts identifiés non plus, mais seulement quelques compétences et un mémento. Quant à la progression des apprentissages, elle se limite à des exemples par niveaux. Etapes de la recherche documentaire, portefeuille, curriculum... la confusion des concepts y est totale.
Soulignons au passage que ce document, qui a été conçu pour servir de référence lors de la mise en place d’une politique documentaire d’établissement, prend le soin de préciser que la « formation à la recherche documentaire ne doit pas être du ressort du seul documentaliste [14]. mais doit être partagée avec les enseignants de toutes les disciplines » !... Il suit en cela les préconisations du rapport IGEN de 2004.

Dernier exemple : Gérard Puimatto [15] , directeur du Sceren-CRDP d’Aix-Marseille, dans un article publié récemment sur le site de Savoirscdi, présente le curriculum comme un outil permettant une « construction planifiée » des « nouvelles habiletés d’information ». En associant le terme de curriculum à celui d’habileté la contradiction devient totale. Si, comme le précise Pascal Duplessis, le curriculum se caractérise par une approche notionnelle qui vise une structuration conceptuelle à partir de problématiques spécifiquement informationnelles, ce concept est incompatible avec celui d’habileté. Rappelons pour cela que les habiletés, équivalent canadien des capacités, sont des savoir-faire transversaux, inter- ou transdisciplinaires. Elles sont à distinguer des compétences qui recouvrent non seulement des savoir-faire, mais aussi des savoirs ainsi que des savoir-être mis en situation et observables lors d’une activité donnée [16]]. La capacité ne renvoie à aucun contenu conceptuel. En parlant d’habileté d’information, Gérard Puimatto place, une fois de plus, les apprentissages informationnels dans la transversalité en les réduisant, de façon implicite, à une série de savoir-faire généraux et décontextualisés susceptibles d’être mobilisés dans des situations diverses (disciplinaires, professionnelles, économiques ou culturelles). Le seul lien apparent avec le concept de curriculum résiderait ici dans l’idée d’une « construction planifiée ».

Réaffirmons, pour conclure, que le concept de curriculum est étroitement lié à la didactisation de notions spécifiques. La profession s’en est emparée parce qu’il est porteur d’avenir quant à la mise en place d’un enseignement systématique et progressif de l’information documentation.
Encore convient-il de prendre garde à l’emploi qui en est fait ! Les trois exemples cités ici ont pour objectif de montrer comment l’émergence de ce concept fort, porteur de sens et de perspectives, risque d’être détourné et affaibli par une banalisation de son emploi dans des cadres conceptuels qui lui sont totalement étrangers, notamment quand il est associé à celui de politique documentaire. Ces utilisations, si elles restent de bonne foi, risquent par leur banalisation d’amoindrir la portée du concept de curriculum et de le détourner de son sens premier.
Faisons donc appel à notre vigilance et à la rigueur conceptuelle !

Bibliographie

- Charbonnier Jean-Louis [2003]. « Place du curriculum en info-documentation dans la formation des élèves, des étudiants et des enseignants », in Assises nationales Education à l’information et à la documentation. Clés pour la réussite, de la maternelle à l’université, 11-12 mars 2003 [en ligne]. http://www.ext.upmc.fr/urfist/Assises/Ass-Charbonnier.htm

- Champy Philippe, Etévé Christiane [1998]. Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation. Nathan, 1998

- Duplessis Pascal [2004]. « Construction d’un référentiel de compétences info-documentaires : apports didactiques et enjeux professionnels ». Intervention auprès de l’Association régionale des documentalistes de l’enseignement privé (ARDEP 69) sur le thème « Elaboration d’un tableau de compétences documentaires par niveau », janvier 2004. Site de l’ARDEP Bretagne [en ligne]. http://ardep-bretagne.org/article.php3?id_article=69

- Duplessis Pascal [2005]. « L’enjeu des référentiels de compétences info-documentaires dans l’Education nationale ».- Documentaliste-Sciences de l’information, Vol. 42-3, juin 2005

- Duplessis Pascal [2006]. « Un outil référentiel pour former, un programme curriculaire pour enseigner ». Information et démocratie. Formons nos citoyens : 7e congrès de la Fadben, Nice 8-10 avril 2005. Nathan ; Fadben, 2006

- Duplessis Pascal [2006-b]. « L’évaluation au CDI : enjeux, fonctions et outils pour évaluer les compétences des élèves », Actes des 8ème journées professionnelles nationales des documentalistes de l’enseignement privé, Strasbourg, du 22 au 24 octobre 2005 (Sous presse)

- Forquin Jean-Claude [1989]. Ecole et culture : Le point de vue des sociologues britanniques, De Boeck Université, 1989

- Hameline Daniel [1979]. « L’entrée dans la pédagogie par les objectifs », Revue française de pédagogie, janv-fév-mars 1979

- Losfeld Gérard [2003]. « Conclusion générale des Assises nationales pour l’éducation à l’information ». in Assises nationales Education à l’information et à la documentation. Clés pour la réussite, de la maternelle à l’université, 11-12 mars 2003 [en ligne]. http://www.ext.upmc.fr/urfist/Assises/Ass-Losfeld.htm
- Perrenoud Philippe [2002]. « Curriculum : le formel, le réel, le caché », in Houssaye Jean, La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui. 5° éd. ESF, 2002

- Serres Alexandre [2006]. Contribution à la table ronde « Pour un curriculum en information documentation ». Information et démocratie. Formons nos citoyens : 7e congrès de la Fadben, Nice 8-10 avril 2005. Nathan ; Fadben, 2006

- Vecchi, Gérard de [1992]. Aider les élèves à apprendre. Hachette, 1992

Notes

[1Forquin [1989

[2Perrenoud [2002

[3Charbonnier [2003

[4Duplessis [2006-a

[5Serres [2006

[6Champy, Etévé [1998

[7Hameline [1979

[8Voir à ce sujet les travaux de Pascal Duplessis.

[9Duplessis [2006-a] p. 97

[10Serres [2006] p. 86

[11M.E.N. « Les Politiques documentaires des établissements scolaires », Rapport à monsieur le ministre de l’Education nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, mai 2004, site du ministère de l’Education nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche en ligne.

[12Losfeld [2003

[13Académie de Toulouse. « Progression des apprentissages documentaires de la sixième à la terminale : Portefeuille de compétences à acquérir. », 2005. Site de l’académie de Toulouse en ligne.

[14C’est nous qui soulignons

[15Puimatto Gérard, « Les fonctions documentaires dans le contexte numérique. Nouveaux contextes... nouvelles pratiques ? », Site SavoirsCDI, 2006 En ligne.

[16Vecchi [1992] ; Duplessis [2006-b

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