J’ai assisté dernièrement à une formation sur la « différenciation pédagogique » : l’art de faire convenir une activité à tous les élèves, quelque soit leurs compétences. Je me suis demandé si on pouvait adapter ce principe aux projets-lecture, pour faire en sorte que tous les élèves y trouvent un bénéfice. J’ai essayé de lister les projets pour lesquels je suis parfois sollicitée par mes collègues de lettres, et je me suis demandé comment les rendre pertinents pour chacun des élèves, quelque soit leur profil de lecteur :
lecteur solide : lit un peu de tout, régulièrement, et fréquente souvent le CDI et/ou une bibliothèque
lecteur fragile : lit moins de styles différents, moins souvent, et ne fréquente pas de bibliothèque
« non-lecteur » : dit ne pas aimer lire, ou ne pas en prendre le temps
Voici quelques pistes déjà testées, ou que j’essaierai désormais de proposer à mes collègues.
1- Le cas de la lecture d’une œuvre intégrale
Choix des titres : a priori, ce choix ne regarde que le collègue de lettres. Mais on peut se tenir au courant de leurs programmes, et leur faire découvrir des textes qui nous semblent aller à la fois dans leur sens, et dans celui des élèves (la plupart des élèves pourront les lire et les comprendre). Je pense par exemple à un recueil de nouvelles de Roald Dahl, qui mêle à la fois des textes auto-biographiques et des textes fantastiques, et qui est un bon candidat pour un achat en série (Coup de chance).
Proposer des activités pour permettre aux élèves de mieux entrer dans le texte : le roman et sa lecture intégrale fait partie intégrante du programme du cours de français, elle est donc obligatoire pour tous les élèves, quelque que soit leur niveau. Mais un projet relié à cette lecture obligatoire et unique pour tous peut être un bon moyen d’aider chaque élève à entrer dans ce texte unique, et ainsi permettre aux collègues d’atteindre leurs objectifs avec TOUS les élèves.
Activité 1
Lecture à haute voix faite par les élèves entre eux sur des heures d’étude, chaque élève lisant un paragraphe chacun à son tour, ou par vous au début d’un cours de français ou d’une de vos séances. Si on crée l’envie de lire, ou si l’on fait en sorte que le livre mis dans le cartable est déjà commencé, on augmente les chances qu’il soit ré-ouvert une fois à la maison
Activité 2
Rencontre avec une personne extérieure, en fonction d’une thématique soulevée par le roman étudié. J’ai par exemple fait venir un professeur de langue des signes pour un collègue qui travaillait sur Hellen Keller. Cela a pris une heure de cours, et cela a beaucoup plu aux élèves, qui ont appris quelques signes et ont posé beaucoup de questions.
Activité 3
Mise à disposition du livre-CD en écoute sur place, pour les aider à comprendre le texte.
Activité 4
Tous les types d’activités qu’on met en place quand on participe à un prix, par exemple, peuvent être adaptées à la lecture d’une œuvre intégrale. Elles permettent de proposer aux élèves des activités « qui changent » (affiches, exposés, oral, objets...) sans rajouter pour autant de romans à lire. Ce type d’activités peut aider les élèves à entrer dans la lecture, à s’accrocher pour lire et comprendre des textes parfois difficiles, tout en évitant des achats supplémentaires, et des prêts difficiles à récupérer (puisque le livre est acheté par les familles). Cela ne rajoute pas non plus de projet aux collègues, puisqu’on s’appuie sur les lectures intégrales qu’ils ont décidées.
Activité 5
On peut aller plus loin, et s’assurer la complicité de visiteurs-lecture. Cela suppose un bon réseau de lecteurs, ou cela vous permettra justement de commencer sa création. On peut ainsi organiser une rencontre entre des personnes adultes et les élèves, sur le roman étudié en cours. Si c’est un « classique », quels souvenirs en ont les adultes ? Si c’est un « contemporain », quel regard ont sur lui ces adultes ? Y-aura-t-il une lecture à haute voix ? Ou juste des échanges après la lecture ? A chacun ses préférences, ses essais. On peut solliciter des parents, grands-parents (les CPE connaissent souvent bien les parents à la maison, et peuvent vous donner des noms), des bibliothécaires, l’UTL de la ville (Université du Temps Libre). On peut demander au CPE, aux surveillants, à l’adjoint, l’assistante sociale... Là encore, on propose une activité différente sans rajouter de livres à lire, en se servant des activités déjà prévues par le professeur.
2- La cas de la lecture cursive : comment faire d’un emprunt obligatoire une activité différenciée ?
Les collègues de lettres nous demandent parfois de préparer une sélection de romans (ou d’autres documents, option à discuter avec eux) dans le cadre des lectures cursives, en prolongement d’un thème ou d’un genre étudié. On présente alors des romans policiers, du fantastique, de l’autobiographie, des romans sur la seconde guerre mondiale...
Astuce 1 : La lecture sur place, une bonne amorce
Je ne fais plus de présentations longues des romans : je les disperse sur les tables, je fais quelques conseils personnalités (« celui-là, il est pour toi ») et j’insiste auprès du collègue pour que les élèves commencent à lire sur place. Un livre commencé sera beaucoup plus facile à reprendre le soir, et les élèves peuvent demander de l’aide pour le vocabulaire ou la compréhension. Ils voient ainsi que vous êtes personne ressource en cas de difficulté au cours de la lecture.
Si les romans sont bons, et si en plus on a l’accord du collègue pour y ajouter quelques BD, mangas ou albums, il ne faut pas bouder ces excellentes activités.
Astuce 2 : Politique d’achat
Il est important de bien connaître les programmes pour pouvoir répondre aux demandes des collègues, voire les devancer.
Il faut acheter des titres de toutes difficultés, y compris des titres très simples pour des lecteurs déjà mûrs, ce qui est loin d’être évident. Et bien-sûr il faut avoir à proposer de très bons titres, pour faire mouche...
Astuce 3 : Connaître les élèves
C’est une chance quand vous connaissez bien les élèves, et que vous pouvez faire des conseils personnalisés. Quand les élèves de 3e me demandent : « Madame, lequel de ces romans va me plaire ? », je suis ainsi bien contente de les avoir vus souvent depuis la 6e ! L’activité imposée devient alors un moment de complicité bien agréable.
Astuce 4 : Adapter l’activité « scolaire » associée
On peut suggérer à nos collègues d’adapter les traditionnels retours de lecture très scolaires, et d’abandonner les questions du type « A quelle heure le héros se réveille-t-il au chapitre 8 ? », qui achèvent de détourner les élèves des textes plus « classiques » et donc plus lointains de leur univers. Un bon principe serait d’associer à une lecture difficile une activité facile ou ludique, et à une lecture plus facile un travail plus exigent.
On peut donc penser à :
Faire évoluer la « fiche de lecture » en proposant à nos collègues des idées un peu différentes.
Se poser la question en terme d’évaluation : qu’est-ce qu’on veut évaluer par ce travail à rendre ? Si les collègues veulent vérifier la capacité des élèves à rédiger un texte qui résume, voire qui argumente, et non leur capacité de lecture, cela peut être pertinent de ne faire faire le travail que sur le début du roman (2 premiers chapitres, 50 premières pages...) et de demander une réflexion sur ce début de roman. Cela vous donne-t-il envie d’aller plus loin, pourquoi oui, pourquoi non, qu’est-ce qui dans l’écriture, l’histoire, les mots, vous conduit à porter ce jugement ? Ceux qui voudront aller plus loin dans la lecture pourront le faire, mais ce ne sera pas l’objectif du travail.
3- Lecture sur place obligatoire, mais emprunt facultatif
Dans mon collège, certains de mes collègues de lettres acceptent maintenant que leurs élèves viennent lire sur place une heure de temps en temps, 1 à 3 fois par an. Je n’ai toutefois pas encore réussi à le généraliser à toutes les classes.
Parfois le thème est imposé et en lien avec le programme (fantastique, SF, autobiographie...), parfois il est totalement libre, façon « lectures de vacances ». Selon les collègues, on peut rajouter des albums, des BD, des mangas ; je demande toujours leur accord aux collègues, et les laisse libres de leur décision, sans insister. A la fin de l’heure, les élèves empruntent ou pas.
J’utilise un formulaire-marque-page pour ces séances de lecture sur place, avec des cases à cocher :
« j’ai aimé le début, et je l’emprunte »
« j’ai aimé le début, mais je ne l’emprunte pas, je sais que je ne le lirai pas à la maison »
« je n’ai pas aimé le début, je ne l’emprunte pas »
Comme ça, c’est clair dès le début, pas de stress, pas de blocage. On leur demande juste un peu de curiosité, et de la concentration.
Je leur demande parfois de préciser au dos du même marque-page leur avis par une phrase, et ces petits mots rédigés à la hâte à la fin de l’heure, souvent après la sonnerie (et oui, on ne voit pas le temps passer quand on lit !) sont des bons indicateurs pour nous, pour connaître les élèves et leurs ressentis de lecture.
Problème : lors de la seconde visite de la classe, avant de commencer la lecture, votre collègue annonce « qu’en fait, aujourd’hui, l’emprunt est obligatoire, parce qu’il y aura un travail à rendre ». Travail dont la teneur leur sera d’ailleurs communiquée lors d’un cours prochain, laissant d’autant plus perplexes les élèves, et vous !... Chassez le naturel... Un professeur de lettres qui voit ses élèves lire a du mal à se dire : « c’est chouette ». Il va se dire : « puisque ça marche, la prochaine fois, j’en profiterai pour leur donner un travail »...
Dans ce cas, il ne reste plus qu’à croiser les doigts, essayer d’expliquer votre point de vue au collègue, et utiliser les astuces du point précédent pour s’en sortir !
4- Différencier un projet a priori réservé aux gros lecteurs : un prix, un événement littéraire
Prenons le cas de la participation à un prix littéraire qui nécessite la lecture de 5 romans. On va toucher naturellement les élèves qui aiment se lancer le défi de lire beaucoup de romans, pour qui cela ne pose ni un problème technique, ni un problème de temps. On peut d’ailleurs imaginer que parmi les gros lecteurs de la classe, certains ne seront pas très heureux qu’on leur rajoute 5 romans à lire, alors qu’ils ont une pile de romans librement choisis qui les attend sur leur table de nuit... Qui donc aura véritablement lu les 5 titres ? Combien d’élèves tireront vraiment profit de ce projet ? Combien d’élèves vont faire semblant, ne voulant pas nous peiner ou avoir de sanctions ? Qui cherche-t-on à toucher avec ce type de projet ?
Voici quelques idées pour différencier ces projets :
Créer des lecteurs à plusieurs têtes, pour répartir la « charge » de lecture (j’utilise cette technique en club, en intégrant en plus des lecteurs adultes, chargés des titres les plus « difficiles »)
On peut constituer des équipes de lecteurs, qui se partagent les romans à lire : une classe de 24, cela peut faire 4 équipes de 6 élèves, se partageant à six les romans à lire. Moins de livres à acheter (4 exemplaires de chaque seulement), moins de pression sur les élèves, et une efficacité adaptée à chaque profil de lecteur. Certains ne réussiront à en finir aucun (mais pourront le dire, et expliquer pourquoi), d’autres en liront un, et quelques-uns les liront tous.
Créer deux groupes de lecteurs : les éclaireurs et le reste de la troupe
On peut décider qu’un groupe de volontaires sera chargé de « débroussailler » le terrain. Seuls les romans les plus appréciés seront ensuite lus par le reste de la troupe. Ces élèves, naturellement les plus fragiles, auront ainsi à lire les titres préférés des éclaireurs.
Problème : comment procéder à l’élection du livre préféré, si chaque élève ne lit qu’un livre ?
J’ai testé plein de solutions cette année, avec la complicité d’élèves à qui j’ai expliqué mes cas de conscience.
Nous avons testé la note donnée au roman. Mais quel barème ? Faut-il le constituer avec les élèves, ou l’imposer ? Le mieux (mais le plus gourmand en temps) est d’essayer d’impliquer les élèves dans la création du barème : comment dire qu’un livre nous a plu ? Nous avons testé les verts/jaunes/rouges. Nous avons testé le pourcentage de coups de cœur, qui permet, quelque soit le nombre de lecteurs d’un livre, de savoir quels titres ont obtenu proportionnellement le plus de coups de cœur.
Finalement, nous nous sommes rendus compte que quelque soit la méthode, les mêmes romans arrivaient premiers : ceux que les élèves avaient réussi à terminer, qui avaient réussi à maintenir l’envie d’en savoir plus, dont l’écriture était agréable et adaptée à leur niveau de lecture.
Faire découvrir les livres de la sélection pour lancer le projet
On peut imaginer des animations un peu rigolotes, ludiques, avec des recherches sur Internet pourquoi pas, pour lancer les élèves :
On peut leur demander d’imaginer de quoi vont parler les livres, en s’aidant des indices extérieurs (titre, couverture) et de mettre leurs idées sous enveloppe pour les re-découvrir à la fin du projet.
On peut leur demander de chercher des informations sur les auteurs, le prix auquel on participe, le prix des livres, le contexte historique du roman... On peut leur faire chercher n’importe quoi finalement. L’objectif est de créer une porte d’entrée dans le projet. C’est plus efficace que de simplement montrer un document ou un site au vidéo-projecteur. Bien sûr, avoir à sa disposition suffisamment d’ordinateurs aide !! Si ce n’est pas le cas, on peut alors prévoir deux types de recherches, les unes sur Internet, les autres à partir des livres.
On peut aussi leur lire le début des histoires, ou leur faire lire en petits groupes, chacun son paragraphe. Ce temps de lecture sur place va les aider à se lancer dans la lecture. Il sera alors plus facile pour eux de reprendre le livre commencé, une fois chez eux.
Faire des petits groupes
Que ce soit en 6e ou avec des plus grands, j’ai remarqué que les petites tables (mélangeant le cas échéant élèves et invités) sont plus intéressantes que le grand groupe. D’abord, parce que les élèves sont dispersés physiquement, et que les effets de groupe (on n’aime pas le projet et on va vous le faire comprendre, on est les plus forts) tombent à l’eau... Ensuite parce que cela permet à un élève qui n’a lu qu’un livre de ne pas se sentir exclu du projet. Enfin, parce que la parole est plus facile quand on est 6 autour d’une table, la situation est plus naturelle, ça fait moins scolaire.
Bref, ça change ! Et rien que pour ça, c’est intéressant.
Faire réaliser une affiche-flash
Souvent, une des séances que j’organise dans ce type de projet est une création d’affiche. Je prévois éventuellement des illustrations déjà photocopiées, des feutres de toutes les épaisseurs, des feuilles. Les groupes doivent présenter le livre et écrire leurs impressions de lecture. L’adulte présent à la table les aide à écrire leur brouillon, à trouver des idées. Et on affiche les travaux à la fin de l’heure. Je ne laisse jamais trop de temps, d’abord parce que les collègues ont en général hâte de reprendre le « cours normal » de leurs cours, et aussi parce que les bénéfices tirés de l’activité ne sont pas supérieurs si on leur laisse deux heures pour peaufiner. J’aime assez les mettre sous pression, et ne donner que des temps réduits pour faire les activités. A la télévision, toutes les défis sont chronométrés, ils sont habitués !
Faire visualiser les votes
J’ai remarqué que les techniques de vote « qui se voient » sont parlantes pour les élèves, qui ont du coup davantage envie de donner leur avis. Ils « visualisent » le prix. Fils à linge, pailles de couleur dans des pots, pétales de fleurs, smileys ou croix sur des paperboards... tout est bon, pourvu qu’on se renouvelle, qu’on surprenne. Les élèves se lassent d’une forme de vote, et les grands peuvent trouver cela déplacé à leur âge. A adapter donc à votre personnalité, et aux habitudes de votre établissement.
Valoriser les lectures, toutes les lectures (même fractionnaires)
Un élève a essayé, le livre lui tombe des mains, il n’a pas le temps ni l’envie d’en lire un autre : il n’aura donc pas le droit de voter, et se sentira culpabilisé de n’avoir pas pu le finir. Je me suis d’ailleurs rendu compte que mes élèves n’osaient même pas me dire qu’ils n’avaient pas aimé un roman, et préféraient faire semblant de n’avoir pas commencé. C’est après avoir moi-même dit que je n’avais pas aimé les romans d’un prix qu’ils se sont lâchés : tous avaient essayé, n’avaient pas aimé, et serraient les fesses à l’idée de devoir me l’avouer... Voilà ce qui arrive à toujours prêter des bons romans ! (Depuis, je glisse dans les présentations de romans certains titres que j’aime moins, et je le dis en insistant un peu...)
Revenons à cet élève de bonne volonté, lecteur en difficulté ou déçu par son livre. Valorisons cette lecture, même inachevée, en lui donnant la parole, en intégrant l’idée qu’on peut arrêter un roman avant la fin, à condition de pouvoir expliquer pourquoi. Et si on utilise les techniques de lecteurs multiples citées plus haut, on évite de laisser ces lecteurs à côté du projet.
Valoriser tous les lecteurs
Un élève aura du mal à lire et expliquer, mais peut-être moins à faire un dessin, une maquette, un titre en 3D, une recherche sur l’auteur... Les équipes de lecteurs ont cet avantage aussi : donner à chacun un rôle, et donc nous permettre de différencier l’activité.
En guise de conclusion
J’ai détaillé dans un autre article quelles actions on pouvait mettre en place au quotidien, en dehors (ou presque) de toute collaboration avec les collègues, pour faire choisir aux élèves la lecture comme loisir naturel, et les rendre « accros » à la lecture.
Quand nos collègues nous sollicitent, on peut aussi essayer de faire en sorte que les lectures demandées aux élèves de manière obligatoire et les modalités des activités associées rajoutent de l’eau à notre moulin.
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