Anne Cordier est Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication - Université de Rouen Laboratoire GRHIS.
Ce texte, « Et si on enseignait l’incertitude pour construire une culture de l’information ? », beaucoup lu dans la profession et beaucoup partagé sur les réseaux sociaux, à quelle occasion l’avez vous rédigé ?
En fait, ce texte est à la fois une synthèse d’une partie des observations empiriques réalisées lors de mon doctorat et le prolongement de mes réflexions sur ce sujet. Il a été écrit pour répondre à un appel à communications, lancé dans le cadre du Colloque Spécialisé en Sciences de l’Information, COSSI. La thématique du colloque m’a de suite interpelée : « Information, intelligences, incertitudes ». C’est le rapprochement entre ces trois termes qui m’a intéressée, le fait de pouvoir discuter de la multiplicité des intelligences (à la Gardner [1]), et d’être amenée à montrer, selon mon point de vue, combien l’information met en jeu des processus complexes, nécessitant l’adoption de démarches fines, interrogeant les principes établis, et les postures enseignantes.
Quel parcours (personnel et de recherche) vous a amenée à porter votre étude sur les formations dispensées par les professeurs documentalistes en classe de 6ème ?
Vous savez, Alex Mucchielli explique que la recherche est une rencontre, entre un projet et un chercheur. C’est tout à fait ce que j’ai vécu. Dès mes études universitaires, j’ai ambitionné de devenir professeur documentaliste, et dans le cadre du travail de recherche en maîtrise, j’ai interrogé la réception du dispositif institutionnel Travaux Croisés (les ancêtres des IDD) par les élèves, et l’influence de ce dispositif sur les pratiques documentaires des collégiens [2]. Finalement, tout était déjà là : le croisement entre les représentations, les imaginaires, et les pratiques effectives ; la dichotomie entre discours institutionnels et réalités sociales et scolaires ; la centration sur l’information-documentation comme objet d’enseignement. Ensuite, je suis devenue professeur documentaliste, et j’ai été confrontée à ces élèves qui appréhendaient l’outil technologique parfois de manière totalement différente de celle que j’avais imaginée, et que les discours au sein de l’institution scolaire véhiculaient à leur égard. En tant qu’enseignante, je me suis beaucoup interrogée : comment tenir compte des habitudes informationnelles, des pratiques sociales, de ces adolescents ? comment conceptualiser les apprentissages liés à la recherche et à la communication de l’information, notamment ? comment donner du sens, scolaire et social, à mon enseignement ?
Toutes ces questions m’ont conduite à entreprendre une thèse en Sciences de l’Information et de la Communication [3]. Je me suis alors trouvée dans le statut de praticienne-chercheure, qui est parfois, il faut bien le dire, un peu schizophrénique ! Mais aussi vraiment passionnant ! J’ai réalisé toute ma thèse alors que j’étais professeure documentaliste, et mes pratiques professionnelles s’en sont trouvées profondément enrichies... mais aussi questionnées... Moi aussi, j’ai dû gérer le principe d’incertitude au quotidien !
En quoi peut-on dire que les formations documentaires sont très portées sur la méthodologie et l’enseignement de procédures ? Quelles démarches et quels types d’outils marquent cette approche ?
Il faut avant tout bien préciser que les professeurs documentalistes ne souhaitent pas développer des formations procédurales. Tous ceux que j’ai interrogés, et ceux que j’ai observés aussi, expliquent qu’ils ont l’intention de permettre aux élèves de prendre de la distance par rapport à leurs pratiques numériques, de conscientiser des processus, etc. Toutefois, deux grands marqueurs invalident généralement cette intention : le discours, tout d’abord, les pratiques effectives, ensuite.
En effet, les professeurs documentalistes interrogés, lors de mon investigation de thèse, tiennent des discours souvent négatifs sur les pratiques informationnelles des élèves, pointant ce que ces derniers ne savent pas faire, font « mal », ou tout simplement « ne font pas ». Ce raidissement dans les représentations portées sur les pratiques des élèves conduit, lorsqu’on observe de manière distanciée les séances pédagogiques, à des pratiques de formation qui apparaissent très rigides. On voit ainsi des professeurs documentalistes déclarer aux élèves qu’une « bonne » recherche dans Google est visible lorsqu’on trouve la réponse à la question de recherche dans les trois premiers résultats proposés par le moteur. Non seulement, nous savons tous – et les professeurs documentalistes de l’étude aussi – que ce n’est pas vrai, mais en plus, pour effectuer cette démonstration aux élèves, les professeurs documentalistes vérifient en amont la requête à poser pour parvenir à dénicher le résultat correspondant dans les trois premières propositions du moteur. On voit là combien l’ensemble du raisonnement est biaisé ! Plus encore, on entretient là chez les élèves une vision mythique de la recherche sur Internet : c’est quand même « magique », pour reprendre un terme employé par une élève de mon étude, puisque « Google nous donne la réponse tout de suite, y a pas à chercher » ! Sans parler du fait qu’une telle volonté de planification conforte et accentue les imaginaires différenciés chez les élèves de l’activité informationnelle : la recherche d’information scolaire est vue comme balisée, extrêmement normée, là où la recherche d’information à la maison, dans un cadre non formel, va être favorable à l’élaboration d’un processus personnel, fait de bricolage, et sans transfert de compétences et connaissances acquises dans le milieu scolaire [4].
Mais ces collègues ont-ils le sentiment d’atteindre leurs objectifs ?
Non, vraiment, je crois qu’il faut justement bien clarifier les choses, et ne surtout pas déformer mes propos, ou en conclure, par exemple, que l’enseignement info-documentaire n’est pas utile ! Bien au contraire !
Les professeurs documentalistes expriment tous leur frustration de ne pouvoir prendre le temps de faire réfléchir, de ne pouvoir disposer de moyens pour développer une culture de l’information chez les élèves. J’ai mené l’an dernier, avec mes étudiants de Master 1, une enquête auprès des professeurs documentalistes des Académies de Rouen et de Lille, et les résultats sont sans appel : les professeurs documentalistes se sentent démunis devant l’ampleur de la tâche, et l’impossibilité pratique, et je dirais aussi institutionnelle, dans laquelle ils se trouvent, d’accomplir de manière optimale cette mission qui leur tient à cœur.
Qu’entendez-vous par « impossibilité pratique et institutionnelle » ?
Une impossibilité pratique, d’abord, parce que quand les professeurs documentalistes ont en 6ème la certitude de disposer de 12h par élève pour effectuer ce que l’on appelle communément l’IRD (Initiation à la Recherche Documentaire), c’est déjà pour eux une satisfaction. Mais que faire, concrètement, en 12h ? Il est difficile de construire des savoirs en si peu de temps, avouons-le ! Alors, on cherche l’efficacité, une forme de rentabilité. Dès lors, décliner une forme de « grammaire documentaire », où on assimile la recherche d’information sur Internet à une application de règles systématiques, semble préférable. Mais parmi les professeurs documentalistes que j’ai rencontrés et observés, et que je rencontre encore aujourd’hui dans le cadre de mes recherches, j’en vois aussi qui préfèrent laisser le temps au dialogue, à l’émergence des représentations des élèves. C’est une démarche particulièrement intéressante, naturellement, mais qui rencontre pour eux, selon leurs dires, un écueil : celui de ne pas donner lieu, faute de temps là encore, à une formalisation, à une conceptualisation plus élaborée, et à un réinvestissement appelant des transferts.
Cependant, il faut à mon avis dire aussi l’impossibilité institutionnelle que rencontrent les professeurs documentalistes pour développer un enseignement info-documentaire satisfaisant. Trop souvent, l’institution laisse entendre que l’éducation à l’information, aux médias, est un moyen d’épanouissement pour l’élève, un outil méthodologique pour « apprendre à apprendre ». Certes... mais il me semble là que nous sommes dans une vision très « années 80 » de la documentation et de la réalité sociale ! L’information, la documentation, la communication, les médias, sont des objets de savoir étudiés par les Sciences de l’Information et de la Communication, et didactisables, comme en témoignent les travaux de la FADBEN sur ce point [5]. On peut aussi penser au travail mené dans le cadre de l’ERTE Culture informationnelle et curriculum documentaire, équipe à laquelle j’ai appartenu, et aux préconisations formulées par le GRCDI pour l’élaboration d’un curriculum info-documentaire [6].
En tant que professeur documentaliste, face à un monde numérique mouvant, on peut se sentir parfois impuissant ou dépassé par l’ampleur de ce que nous devrions enseigner pour permettre à nos élèves d’accéder à l’autonomie dans un environnement informationnel complexe. Est-ce quelque chose qu’un chercheur peut comprendre ?
Mais bien sûr ! Il est vraiment essentiel de ne pas distinguer le monde de la recherche et celui des professionnels. D’abord, ne jamais oublier qu’en sciences humaines et sociales, la plupart des chercheurs sont des enseignants chercheurs, et sont donc confrontés tout autant à des questionnements didactiques et pédagogiques. Vous savez, lorsque je demande à mes étudiants de Master en début d’année, de me dire comment ils définiraient ce qu’est un moteur de recherche, et comment cela fonctionne, eh bien ils sont tout autant démunis que mes anciens élèves de 6ème. La question de l’appréhension des environnements numériques posée dans le second degré s’étend donc au-delà, et même au-delà du monde de l’apprentissage formel. Il faut s’intéresser aussi à la manière dont les gens, en dehors du monde scolaire, appréhendent cet environnement informationnel complexe, parce que cet environnement est fondamentalement social, lié à nos pratiques ordinaires, d’où d’ailleurs toute la difficulté que l’on a à l’incorporer au monde scolaire, fait majoritairement de stabilité.
Ensuite, je défends un lien profond entre la recherche scientifique et les pratiques professionnelles. Cette interaction constante entre terrain professionnel et problématiques scientifiques me semble indispensable, pour dépasser le stade des discours d’accompagnement, des « bons mots », des formules qui font mouche, et penser l’agir professionnel, envisager ensemble des pistes d’actions. J’insiste : ensemble. Car la recherche se nourrit du terrain, et trop souvent les professionnels ont le sentiment que les chercheurs sont dans une logique de « pillage » à leur égard ; venant s’emparer de données, et ne se souciant que trop peu du « retour d’ascenseur ». Cette année, j’ai débuté une investigation d’ampleur dans un lycée où le professeur documentaliste utilise le dispositif TPE pour mener à bien une liaison lycée-université, articulée autour des apprentissages info-documentaires. Les élèves sont amenés à se rendre au Service Commun de Documentation, et la progression des apprentissages, la problématique des transferts, sont au cœur des questionnements des professeurs documentalistes du lycée et de l’Université engagés dans cette action. J’ai tenu à discuter longuement avec les professionnels, après les investigations menées auprès des élèves et lors des séances de formation. Parce qu’ils sont demandeurs de retours, curieux certes mais surtout désireux d’avancer, de questionner leurs pratiques, d’échanger sur leur travail. Cependant attention : si le retour aux professionnels par le regard objectivant du chercheur est important, il ne faut jamais oublier que c’est d’abord le regard du professionnel qui enrichit en réalité le chercheur et son travail, lui permet d’appréhender les logiques individuelles et sociales. En tant que chercheure, je me sens honorée lorsque des professeurs documentalistes, des élèves, des acteurs au sens large, m’ouvrent les portes de leurs représentations, de leurs pratiques, de leur univers : je me dis souvent que cela ne doit pas être très confortable !
Les chercheurs peuvent-ils selon vous nous aider à dépasser ce sentiment et comment ?
Je l’espère !... Sérieusement, oui, il me semble que les chercheurs peuvent aider les professeurs documentalistes, déjà en leur donnant de la visibilité et en donnant de la visibilité à tous ces questionnements didactiques et pédagogiques. Ensuite, par des recherches empiriques, qui permettent de mettre en lumière les comportements effectifs des individus confrontés à la recherche d’information et plus largement à l’environnement informationnel qui est le leur, et qui mettent en tension des lignes-forces, des paradoxes. Je ne suis toutefois pas favorable à ce que les chercheurs se placent en position de prescripteurs : pour moi, ce n’est pas leur rôle. Il faut faire confiance aux professeurs documentalistes, qui sont des professionnels compétents, eux-mêmes toujours en mouvement, très à l’affût des réflexions scientifiques et praticiennes. Le chercheur, pour moi, éclaire des phénomènes, tente de les comprendre, les explicite, et en ce sens a une mission fondamentale de vulgarisation et de diffusion.
Vous montrez aussi qu’en tant que professeurs documentalistes nous sommes très centrés sur la question de la fiabilité de l’information. En quoi selon vous des formations qui se centrent intégralement sur l’évaluation de la fiabilité d’une information ne préparent pas suffisamment les élèves à l’acquisition d’une véritable autonomie face à leur environnement informationnel ?
Je pense qu’aborder la question de la fiabilité de l’information est naturellement nécessaire. Toutefois, je déplore que certaines formations soient intégralement centrées sur cette question, avec pour objectif sous-jacent de démontrer aux élèves qu’ils ne sont pas armés pour évaluer la fiabilité de l’information. Ce positionnement dominant-dominé, pour reprendre des termes bourdieusiens, est à mes yeux infécond dans l’acte d’enseignement-apprentissage. Mais surtout, là encore, souvent les pratiques se rigidifient. Je voudrais parler de toutes ces séances orchestrées littéralement par les professeurs documentalistes durant lesquelles les élèves sont confrontés, par le professeur documentaliste lui-même, à un site véhiculant des informations erronées. Un enseignant de Lettres avait d’ailleurs fait le buzz l’an dernier en faisant état d’une séance où il avait, selon ses mots, « piégé ses élèves sur Internet » [7]. Je ne suis pas du tout favorable à ce type de scénarisation. Et j’emploie le terme de scénarisation, de mise en scène, à dessein : j’ai toujours un sentiment de malaise face aux messages postés par les collègues sur les listes de diffusion où ils demandent aux autres de leur fournir des « sites » permettant de soutenir que l’on peut trouver des informations non fiables sur le net. Je suis mal à l’aise car cette démarche va à l’encontre, à mon sens, du contrat didactique, lequel repose sur la confiance. En outre, il y a mauvaise interprétation : cet enseignant, visiblement fier d’avoir « piégé » ses élèves, souhaitait démontrer que les jeunes croyaient tout ce qui se trouve sur Internet ; or, pour moi, ce que montre ce « piège » refermé sur les élèves, c’est que ceux-ci ont foi dans la parole enseignante : si mon prof me montre un site, c’est que je peux lui faire confiance. Il y a donc confusion, lors de ce type de séances, entre autorité de l’outil de recherche et autorité de la parole enseignante. Qui plus est, dites-moi où est l’autonomie lorsque l’enseignant dirige l’élève vers un site préalablement sélectionné ! Enfin, je voudrais alerter sur l’effet pervers de ce type de séances : après tout, se disent les élèves, si l’enseignant a cherché ainsi un site pour leur faire cette démonstration, voire a dû « pourrir » lui-même le contenu du site, c’est que sur Internet, on ne « tombe » pas si facilement que cela sur des sites non fiables...
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les discours et les pratiques pédagogiques sont soumis à l’interprétation des élèves, qui les confrontent à leurs imaginaires. Je prendrais pour exemple la centration extrêmement répandue sur les « risques » d’Internet dans les séances info-documentaires. Tout un champ lexical autour de ces « risques » est développé, et ce en premier lieu par l’institution : il s’agit d’aborder « Internet sans crainte », de faire face aux « dangers du net », ou encore de « se protéger ». Bref, à grands renforts de démonstrations de situations à risques sur le net, l’on explique aux élèves qu’ils doivent craindre cet espace informationnel et communicationnel. Lors de mes investigations, j’ai vu deux types de réactions chez les élèves : le premier groupe, minoritaire et souvent constitué d’élèves se déclarant peu experts en matière de recherche sur Internet, en concluait qu’il valait mieux ne pas fréquenter davantage les réseaux, et finalement du coup renonçait à se perfectionner ; le second groupe, très majoritaire, rejetait en bloc ces discours, parfois avec moquerie, concluant que le professeur avait « peur » des réseaux, ce qui expliquait de tels propos de sa part. Le fossé entre « Internet de l’école » et « Internet à la maison », des loisirs, se fait alors encore plus grand.
Toujours est-il qu’il faut mener des séances où la fiabilité de l’information est questionnée, mais pas de cette manière à mon sens, et puis pas seulement surtout. Prenons l’exemple de l’utilisation pédagogique du document de collecte : voilà, il me semble, un travail pédagogique intéressant à mener, avec une gradation dans l’appréhension de la notion de fiabilité, et avec aussi un appui fort sur une pratique sociale, le copié-collé, qui ici est exploité à des fins d’enseignement-apprentissage [8]. Et puis, il convient de questionner les discours, les logiques marchandes et sociales de la production documentaire, comprendre ce qu’il y a derrière ces outils qu’on utilise spontanément...
Justement, vous plaidez pour la « transmission d’une culture technique » par les professeurs documentalistes. En quoi est-ce à vos yeux indispensable ?
Mes travaux questionnent avec force les liens entre imaginaires et pratiques. C’est ainsi que l’on peut expliquer pourquoi un élève développe un sentiment d’auto-efficacité si faible vis-à-vis de l’outil de recherche numérique : pour lui, l’outil agit, fait, décide, et l’élève est alors en posture de soumission vis-à-vis de la technique. Je me souviens d’une élève lors de mon investigation de terrain qui m’avait expliqué qu’elle rencontrait un « problème de communication » (sic) avec Google parce que ce dernier ne « comprenait pas toujours ce qu’elle lui demandait ». De la même manière, et cela va faire écho pour les professeurs documentalistes à des situations vécues au quotidien, pensons à cet élève de collège qui a effectué une recherche au CDI sur un poste informatique, et qui revient quelques jours plus tard pour poursuivre sa recherche, et qui craint de ne pouvoir « retrouver » le site utilisé préalablement : un tel comportement témoigne de l’incompréhension profonde de la notion de réseau. Un autre exemple : un collégien observé avait formulé comme requête pour sa recherche d’orientation « mon métier plus tard ». Le rapport de confiance imaginé dans le dialogue avec l’outil technique est ici flagrant.
Ces quelques exemples me semblent corroborer la thèse selon laquelle la transmission d’une culture technique s’impose. Il ne s’agit pas de faire des élèves des experts de la technique, mais d’être en mesure de comprendre les logiques qui sous-tendent l’apparition d’un résultat, la structuration et le statut des discours auxquels ils sont confrontés. Déjà dans les années 1950, Gilbert Simondon, philosophe, appelait à faire entrer les individus dans « l’âge de la majorité », pour s’émanciper des outils techniques [9]. Il me semble que ce positionnement est plus que jamais d’actualité.
En quoi accepter l’incertitude peut selon vous nous aider en tant que professeurs documentalistes à dépasser notre sentiment d’impuissance face à un monde numérique multiforme et mouvant ? Quelles modifications cela induit-il dans notre positionnement face aux élèves ?
Accepter cette incertitude comme un élément intrinsèque à l’activité informationnelle me semble aller de pair avec l’acceptation du processus d’incertitude dans l’enseignement, tel que l’a démontré Philippe Perrenoud [10]. Autrement dit, on ne peut pas tout maîtriser dans l’enseignement, et les professeurs documentalistes prennent en plus en charge un domaine qui est en constante évolution. Et je crois qu’il faut faire de cette incertitude un principe d’ordonnancement des pratiques pédagogiques en information-documentation, car le doute est constructif lorsqu’il est conscientisé, et qu’il repose sur des connaissances fines. Je dirais que le positionnement vis-à-vis des élèves pourrait être la posture du « maître ignorant », pour reprendre la formule du philosophe Jacques Rancière [11]. La relation pédagogique, dans cette perspective, devient la confrontation bienveillante de deux intelligences qui entretiendraient le même rapport au savoir, notamment celui de l’ignorance. Le numérique me semble favorable à l’établissement d’un tel positionnement, qui est aussi un moyen de déculpabiliser les professeurs documentalistes, toujours soucieux de maîtrise et de perfection, ce qui est évidemment louable. Je crois qu’on peut tout à fait dire aux élèves que l’on ne maîtrise pas tout, parce que, fondamentalement, le numérique repose sur des évolutions et des logiques qui ne sont pas maîtrisables dans leur totalité… ce qui, d’ailleurs, en fait aussi le charme. Dès lors, dire aux élèves « je ne sais pas sur quoi on va aboutir, mais je suis là, pour vous accompagner, pour échanger avec vous, comprendre avec vous », cela me semble une posture positive, en alerte, et constructive pour tous. Il s’agit d’accepter l’instabilité des contextes, et de ne pas créer des situations artificielles qui simulent une stabilité, une systématicité, alors que la réalité de l’activité informationnelle est tout autre.
Pour autant, quel que soit le caractère mouvant de l’environnement informationnel dans lequel ils sont amenés à faire évoluer les élèves, les professeurs documentalistes ne doivent jamais oublier qu’ils sont dépositaires de l’expertise nécessaire pour accompagner les élèves, pour leur apprendre à typologiser les discours, à naviguer de manière raisonnée, à traiter l’information. On parle beaucoup, avec le numérique, de « crise des médiations », voire de « désintermédiation », mais cela ne concerne à mon sens pas du tout les professeurs documentalistes. Les savoirs en information-documentation sont d’autant plus exigibles aujourd’hui, et l’expertise référée aux SIC des professeurs documentalistes remarquable. J’en veux pour preuve ce foisonnement de séances pédagogiques sur le net, de réflexions menées par des professeurs documentalistes de terrain, qui cherchent à affronter cette incertitude, et à « faire avec ». Je pense notamment aux travaux exposés par Gildas Dimier sur la navigation hypertextuelle, interrogeant l’acte de lecture numérique [12]. Ce que ces travaux et réflexions menés par les professeurs documentalistes montrent, et que je rejoins tout à fait, c’est que le professeur documentaliste apporte des savoirs info-documentaires, et met en place des situations d’apprentissage qui peuvent provoquer un conflit cognitif, et une remise en cause, par l’élève, de ses processus et de ses représentations. Plus encore, l’action didactique du professeur documentaliste amène les élèves à un dépassement de leurs pratiques ordinaires, souvent situées. En donnant aux élèves des clés de compréhension de l’environnement informationnel, les professeurs documentalistes leur donnent le pouvoir d’agir sur l’information.
Vous avez évoqué les travaux publiés en ligne, notamment sur des blogs, par des professeurs documentalistes. En quoi les professeurs documentalistes qui bloguent ou qui partagent leur travail et leurs réflexions sur les listes de diffusion sont-ils porteurs de changement ?
Je suis littéralement fascinée par ce bouillonnement permanent qui agite une partie de la profession. La mutualisation est une force inestimable, et en ce sens peu importe que l’on adhère ou non au positionnement exprimé par les uns et les autres, l’essentiel n’est pas là : il est dans cette capacité qu’à cette communauté à échanger, à confronter, à se bousculer elle-même. Je trouve que ces espaces de diffusion et de mutualisation sont aussi symboliques de ce lien entre recherche scientifique et expérience professionnelle dont je parlais tout à l’heure. Car nombreuses sont les séances exposées dont leurs auteurs expliquent qu’elles font suite à la lecture d’un article, d’une communication, etc. Je pense là encore, et sans exhaustivité, aux travaux publiés sur Cactus Acide, ou encore TicTacDoc, Odyssée d’Ln... et, pardon pour la flagornerie, Docs Pour Docs !
Les professeurs documentalistes témoignent par ces publications et ces soucis de mutualisation de la volonté de faire avancer les questionnements didactiques et pédagogiques liés au développement d’une culture de l’information chez les élèves. Mais ces publications témoignent aussi de la volonté d’exposer l’incertitude en quelque sorte, car le format blog invite au dialogue, et les attentes de commentaires sont formulées par les auteurs : il s’agit véritablement d’entamer un débat, de questionner des formes de certitude, d’aborder des questions vives. C’est pour cela que, malgré l’état de vigilance dans lequel cette profession doit se tenir, il me semble que nous avons de bonnes raisons d’être optimistes : chercheurs et professionnels avancent de manière constructive, démontrant leur capacité à travailler ensemble, à s’enrichir mutuellement, à être forces de propositions. L’on ne peut rester sourd à une dynamique aussi puissante.
Partager cette page