Entretien avec Jordi Navarro, archiviste : biens communs de la connaissance, archives et enseignement

par Marion Carbillet

Pouvez-vous vous présenter et nous présenter votre parcours ?
Mon parcours est assez particulier. Initialement, j’ai une formation d’ingénieur agricole. J’ai exercé pendant 5 ans dans le domaine du développement rural, successivement au Sénégal et en Martinique. A la naissance de mon fils, je me suis intéressé à la généalogie et j’ai découvert par ce biais le monde des archives qui m’a rapidement passionné. J’ai donc repris les études et j’ai passé une licence pro puis un master 2 en archivistique, à Montauban. Après quelques vacations, j’ai intégré les Archives départementales de la Haute-Garonne, au sein du service des technologies de l’information et de la communication en tant qu’e-archiviste. Concrètement, je m’occupe de la diffusion de nos contenus sur internet, de médiation en ligne et de valorisation culturelle en environnement numérique.

Un archiviste qui blogue, ce n’est pas très fréquent. Comment vous est venue cette envie et qu’est-ce que cela vous apporte ?
Ce n’est pas fréquent , mais je ne suis tout de même pas le seul, loin de là. Et le blog n’est pas le seul moyen d’expression en ligne (je pense notamment à twitter). Mon blog est intimement lié à ma reconversion professionnelle. Initialement, je pensais y parler surtout de généalogie, mais j’ai très rapidement commencé à m’intéresser à la problématique de la réutilisation des informations publiques. Du coup, le blog est devenu progressivement un espace de réflexion personnelle sur cette thématique. Cet outil m’a permis d’échanger avec un grand nombre d’archivistes et, plus largement, de professionnels de l’info-doc, avant, pendant et après ma reconversion. Ces échanges me permettent de préciser mes idées et ont souvent largement influé ma réflexion en elle-même. Si vous relisez aujourd’hui mes premiers billets, vous verrez qu’ils n’ont pas grand chose à voir avec les plus récents.

Vous êtes membre de SavoirsCom1, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
SavoirsCom1est un collectif, fondé par Silvère Mercier et Lionel Maurel, qui milite et œuvre au quotidien pour la mise en place d’une réelle politique des biens communs de la connaissance. Il se trouve que j’avais commencé à nourrir une réflexion sur les biens communs sur mon blog. La naissance de ce collectif était pour moi l’occasion de pousser un peu ces idées sur le terrain politique.

Comment la problématique des Biens communs interroge-t-elle précisément le monde des archives ? Quels déplacements permet-elle d’opérer ? Quelles nouvelles questions soulève-t-elle ?
Pour moi, les archives, par leur nature, ont vocation à intégrer les biens communs de la connaissance. Elles sont créées par et pour la société, elles sont conservées définitivement, et la loi en garantit depuis longtemps le libre accès pour tous. Malheureusement, jusqu’à présent, le caractère matériel des "objets-archives" faisait que ces règles étaient impossibles à appliquer en totalité. Les archivistes étaient obligés d’appliquer des restrictions d’accès afin de garantir la pérennité du document. Aujourd’hui, nous numérisons en masse les documents et nous mettons sur internet de gigantesques bases de données. Les caractéristiques du monde numérique font que les restrictions ne se justifient plus. Il est possible désormais de permettre à tous de s’approprier le patrimoine archivistique. La communauté d’usage peut enfin émerger. Mais il faut pour cela que les archivistes apprennent l’art du lâcher-prise. Ils doivent cesser d’être uniquement des conservateurs pour devenir également des stimulateurs de réutilisation.

Vous avez travaillé à la « libération des données » des Archives de Toulouse. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? D’où venait cette envie ? Est-ce que cela a été un travail facile ou y a-t-il eu de longues négociations ? Pensez-vous que d’autres centres d’archives vont suivre cette voie dans les années à venir ?
Les Archives municipales de Toulouse ont fait le choix de rendre à la communauté ce que celle-ci lui avait confié. Les numérisations de documents, ainsi que les métadonnées qui leur sont associées (descriptions des documents) sont librement réutilisables par tous, quelque soit la nature de la réutilisation. La seule condition est que le caractère commun soit respecté. En d ’autre termes, si la commune libère les données, ce n’est pas pour que d’autres se les approprient.
Ce projet des Archives municipales est en fait venu d’un constat très "terre-à-terre". Restreindre la réutilisation est administrativement beaucoup plus complexe que de les libérer. Il se trouve par ailleurs que la commune s’était engagé, depuis quelques temps, dans une politique d’open data en mettant ses jeux de données sous une licence ODbL qui correspondait assez bien à notre objectif. Le travail a donc été très facile et les seules discussions que nous avons eues ont porté sur les termes exactes des licences que nous avons créées pour les adapter au contexte particulier des archives. En réalité, tout a été bouclé très rapidement. De mémoire, je dirais qu’entre la première réunion de travail et l’adoption par le Conseil municipal, 6 mois à peine s’étaient écoulés. J’en profite pour saluer le travail de Catherine Bernard, directrice adjointe des Archives municipales de Toulouse, pour tout son travail. C’est elle qui a été à l’origine du projet et qui l’a menée de bout en bout.
Il est difficile de dire si d’autres administrations suivront. Certains services d’archives se sont montré intéressés, ou pour le moins curieux par les nouvelles licences. Mais de là à dire qu’ils les adopteront, il y a un pas que je ne franchirais pas. Je voudrais également signaler que contrairement à ce que l’on a pu entendre, les grands réutilisateurs commerciaux ne sont pas du tout opposés à ce type de licence, même s’ils réclament quelques aménagements. C’est un point très positif.

Les besoins que nous pouvons avoir dans les établissements scolaires en termes de ressources, et notamment d’images libres de droits, sont-ils « pensés » dans les centres d’Archives en général ?
La plupart des services d’archives ont un service d’action culturelle et éducative. Certains bénéficient même d’un professeur détaché par le rectorat. De nombreuses actions vers les scolaires sont mises en place. Il y a donc déjà un certain niveau de prise en compte des besoins de la sphère éducative. Mais je trouve que cela reste très insuffisant. On aboutit toujours à la production de dossiers clé en main qui sont certes intéressants et utiles mais qui restent toujours dans le même schéma de l’archiviste qui délivre son savoir. Rien n’est fait pour permettre une réelle appropriation des documents par les professeurs et les élèves. Le problème, selon moi, vient du fait que les archivistes, dans leur majorité, continuent à présupposer les besoins de leurs publics. Ce faisant, inconsciemment, nous limitons de fait les possibilités d’utilisation des ressources. Il faut absolument lâcher prise, diffuser le plus de contenus possibles afin de permettre aux utilisateurs (et pas seulement les professeurs) d’en faire absolument ce qu’ils en veulent, y compris et surtout des choses auxquelles nous n’aurions jamais pensé.

Une autre difficulté que nous pouvons avoir en tant qu’élèves ou en tant qu’enseignants, indépendamment de la liberté d’utilisation, c’est la complexité de l’accès aux archives. Les bases de données sont souvent très difficiles d’accès pour les non initiés. Qu’en pensez-vous ?
La complexité d’accès aux archives est indéniable. Pour de nombreux archivistes, cette complexité est inhérente à la nature-même des archives et il serait impossible de faire autrement. On entend souvent dire "les archives c’est pas pour tout le monde", ou encore "la recherche en archives, ça se mérite". Personnellement, je n’en suis pas du tout persuadé et je pense que cette difficulté tient en réalité au fait que, encore une fois, nous présupposons les besoins des usagers. L’idée selon laquelle les archives ne pourraient être exploitées que par des chercheurs aboutit à créer des bases de données à destination des chercheurs. Ce sont des outils complexes qu’un chercheur est à même d’apprivoiser car il est formé pour cela, qu’il en a le temps et que cela correspond à son besoin. Mais en procédant ainsi, nous fermons la porte à d’autres publics et à d’autres usages. Un artiste, par exemple, pourrait très bien utiliser des documents comme "matière première" d’une œuvre. Aujourd’hui, je lui souhaite bon courage.

Les outils techniques d’interrogation sont destinés à une usage de type "recherche". Il n’y a aucune place pour l’exploration, la découverte ou la sérendipité. Je remarque ceci dit que, du côté technique, les choses bougent. Les nouvelles versions de progiciels s’orientent petit à petit vers ce genre d’usages, caractéristiques du web, et qui permettent l’appropriation des archives par un public beaucoup plus large que celui d’aujourd’hui.

Ne pensez-vous pas que, une fois la liberté des droits assurée, c’est par la prise en compte des besoins d’une communauté (ici la communauté éducative) en terme d’accès, par des plateformes d’éditorialisation simples et multiples, parfois issues du web 2 (pinterest par exemple) que s’opère le glissement de « libre de droits » à « biens communs » ?
La notion-même de bien commun suppose l’existence d’une communauté d’usage. Permettre juridiquement à cette communauté d’émerger et de s’emparer des ressources n’est sans doute que la première étape. Nous avons levé les enclosures juridiques, nous devons maintenant nous attaquer aux enclosures techniques.

Pensez-vous qu’il y aurait des modalités possibles de travail en commun entre les lieux d’archives et les communautés éducatives pour préciser nos besoins de part et d’autre et créer une véritable communauté d’intérêts ? Comment pourrait-on s’y prendre ?
Je pense que les professeurs détachés au sein des archives sont susceptibles d’être de bons interlocuteurs pour cela. Mais dans la très grande majorité des cas (peut-être même la totalité), ce sont des professeurs d’histoire. C’est un problème. Là encore, l’usage historique des documents est présupposé, par les archivistes mais aussi par l’éducation nationale. Je pense qu’il serait bien plus pertinent d’associer des professeurs documentalistes qui ont, par nature, une vision beaucoup plus large et transversale des besoins de la communauté éducative.

Pourrait-il y avoir d’autre pistes de travail pour nos élèves (et pas seulement une exploitation aisée des ressources) ? Je pense par exemple à des exercices d’indexation, notamment d’indexation sociale, qui pourraient s’appuyer sur des apprentissages développés en information-documentation au lycée…
Si on ne les présuppose pas, tous les usages deviennent possibles...

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