Jean-François Rouet est Directeur de recherche au CNRS, chercheur au Centre de Recherches sur la Cognition et L’Apprentissage (CeRCA), et chargé d’enseignement à l’Université de Poitiers.
Jean-François Rouet, bonjour et merci d’avoir accepté de vous soumettre au jeu de questions/réponses proposé par Docspourdoc !
Dans un « monde numérique » où l’accès à l’information est de plus en plus aisé, et où l’information est multimédia, qu’est-ce qui différencie, selon vous, la lecture numérique des modes de lecture sur des supports imprimés ?
Pour bien appréhender le statut de la lecture et ses évolutions contemporaines, il faut évoquer la profonde transformation que connaît le texte en tant que moyen de représentation et de communication depuis quelques décennies. Le texte numérique est apparu dans les années 1960 avec les premiers terminaux alphanumériques et il a connu une explosion avec l’apparition des PC multimédias et surtout l’avènement du Web. Il est assez profondément différent du texte imprimé et ce sur plusieurs critères : d’une part, le texte numérique n’a pas de caractère permanent (au sens de la permanence de l’imprimé). Il s’agit d’un texte virtuel, affiché à la demande de l’utilisateur et selon des caractéristiques variables d’une consultation à l’autre (par exemple selon que l’on travaille sur un PC avec grand écran, une tablette ou un SmartPhone). Ensuite, il n’est que rarement visible dans sa totalité. Le plus souvent le lecteur promène sur le texte numérique une "fenêtre d’édition", qu’il déplace à l’aide des outils fournis par l’Interface de l’éditeur ou du navigateur : barre de défilement, zoom, liens hypertextes. Enfin, le texte numérique est organisé selon des modalités très différentes du texte imprimé : il n’y a pas de standard de mise en page, pas d’arrangement sériel des pages comme dans le codex, mais au contraire une structure arborescente et/ou en réseau assortie d’une connectivité inter-textuelle qui n’a pas d’équivalent dans le monde de l’imprimé.
Ensuite, il faut s’entendre sur ce que l’on entend par "lecture". Pour la plupart des spécialistes, la notion de lecture recouvre au moins deux grandes catégories de processus perceptifs et cognitifs : d’une part, le décodage du mot écrit, d’autre part la compréhension du sens du message. Or on ne peut comprendre pleinement la lecture que si l’on prend en compte d’autres processus indispensables à la lecture autonome dans le contexte d’activités finalisées. Ces processus comportent la recherche et l’accès au texte, son interprétation, son évaluation, sa mise en relation avec d’autres textes, et son usage en fonction des demandes du contexte. La lecture au sens du décodage n’est que peu affectée par le passage au numérique, si ce n’est un ralentissement et une plus grande fatigue liée à la médiocre qualité de l’affichage sur écran en comparaison de l’écrit imprimé. La compréhension au sens restreint du sens du passage affiché à l’instant t n’est pas non plus foncièrement modifiée. En revanche l’accès au texte, son interprétation et les autres processus caractéristiques de la lecture fonctionnelle sont assez radicalement modifiés par le passage au numérique. L’accès au texte est transformé par l’existence des outils informatiques de recherche et de navigation (moteurs, liens), mais aussi par les contraintes qui affectent la présentation du texte à l’écran, notamment sa moindre visibilité ; l’interprétation est modifiée par la diversification des sources et des supports de diffusion, et par l’incertitude qui règne souvent quant aux paramètres textuels fondamentaux que sont l’auteur, la date de publication, le support, la collation etc. La mise en relation entre textes est modifiée par l’apport des liens hypertextes et autres dispositifs de marquage et de référencement caractéristiques des environnements numériques.
Pouvez-vous nous présenter les grands types de difficultés rencontrées par des élèves du secondaire en matière de lecture en environnement numérique ?
Une source intéressante d’informations nous vient des éditions récentes de l’enquête PISA qui inclut désormais des exercices de lecture en environnement numérique. Les résultats constituent un bon résumé de ce qui peut poser problème à un lecteur typique en classe de Troisième (15 ans), et sans surprise celles-ci sont en rapport avec ce qui fait la spécificité du texte sur support numérique : comprendre l’organisation du texte (ou du site), naviguer au moyen des liens et accéder à la page où à la rubrique souhaitée ; évaluer la qualité et la crédibilité de l’information en utilisant les paramètres de la source (lorsque ceux-ci sont accessibles) ; mettre en relation plusieurs textes traitant du même sujet selon des perspectives et au nom d’intentions différentes, notamment lorsque les textes n’apportent pas la même information sur le sujet. Les activités les plus difficiles combinent ces trois sources de difficultés et ne sont réussies que par environ 10 à 30% des élèves, selon le critère que l’on retient.
On parlait naguère d’enseigner aux élèves les clés du livre et du document. Est-il possible de filer la métaphore et de poser quelques jalons pour définir les clés de la maîtrise du parcours de lecture dans un environnement numérique.
Dans sa définition de ce qu’il nomme “littératie médiatique”, le chercheur belge Pierre Fastrez propose par exemple de distinguer les activités de lecture/écriture d’un document de celles liées à la navigation (dans) /l’organisation d’une collection de documents
Je suis assez d’accord avec cette distinction. Je pense que pour réellement maîtriser la lecture numérique, les élèves doivent d’abord être de bons lecteurs tout court. De ce point de vue, l’émergence des pratiques de lecture numérique à l’école ne sauraient se substituer à l’apprentissage des bases de la lecture traditionnelle, c’est à dire le décodage et la compréhension du sens. Mais les élèves doivent aussi apprendre à maîtriser les nouvelles formes d’édition et d’organisation de l’information numérique. Ceci inclut l’organisation locale de la page ou de l’ensemble de pages, mais aussi l’organisation à un niveau plus global voire sociétal : qui produit de l’information, comment, pourquoi, à l’attention de qui, etc. Je pense que ce dernier point constitue un véritable défi pour l’enseignement car ces mécanismes de production et de diffusion de l’information numérique sont en l’état actuel à peu près dépourvus de normes ou même d’éthique. La notion de source par exemple est beaucoup plus difficile à appréhender dans l’environnement du Web qu’elle ne pouvait l’être dans un CDI ou une bibliothèque publique "traditionnels".
Dans votre interventionà la conférence « Cultures numériques, éducation aux médias et à l’information » qui a eu lieu à Lyon en mai 2013, vous avez pris l’exemple d’une élève de 3ème préparant en SVT un dossier sur les "causes du réchauffement climatique" pour illustrer la complexité du parcours de lecture numérique en situation de recherche d’information. S’agissant de la sélection des documents dans une page de moteur de recherche, quels sont, d’après vos travaux, les critères utilisés par les élèves pour « cliquer » sur ce qu’ils pensent être le bon lien ? Pensez vous qu’apprendre aux élèves à lire une page de résultats de Google puisse être une voie pertinente pour améliorer en ce domaine les capacités des élèves ?
Cet exemple était tiré d’un article que j’ai écrit pour un numéro de la revue Le Français Aujourd’hui [1]. Avec mes collègues et étudiants du Centre de Recherches sur la Cognition et l’Apprentissage (CNRS, Université de Poitiers), nous avons mené ces dernières années toute une série d’expériences pour en savoir plus sur les stratégies des élèves de 9 à 15 ans lorsqu’ils choisissent un lien parmi plusieurs. Il en ressort notamment que jusqu’à la classe de Troisième les élèves sont assez fortement influencés par des indicateurs de pertinence superficiels et peu fiables. Par exemple, le rang dans la liste des résultats, la présence de mots écrits en majuscules, ou le repérage d’un seul mot-clé pertinent (alors que l’expression dans laquelle ce mot apparaît ne l’est pas) peuvent suffire à emporter la décision. D’autres études indiquent que la plupart des préadolescents n’ont qu’une faible connaissance de la notion de source et utilisent des critères assez naïfs pour estimer la qualité et la crédibilité des informations qu’ils consultent.
Face à ces constats, la nécessité d’une intervention pédagogique systématique, soutenue et distribuée tout au long des quatre années du Collège paraît évidente. Ce qui l’est moins c’est la progression que l’on pourrait imaginer pour accompagner les élèves tout au long de cet apprentissage de la lecture fonctionnelle en environnement numérique. La lecture dirigée de pages de résultats de moteurs de recherche est sans doute une bonne idée, mais il existe beaucoup d’autres pistes pour promouvoir une lecture autonome et critique de l’information sur le Web. Par exemple, le décryptage de la source d’une page ou d’un texte, la confrontation de plusieurs documents traitant d’un même sujet, et surtout la réflexion sur l’acte même de rechercher de l’information, qui peut passer par des activités très simples comme expliciter ce que l’on sait déjà sur le sujet avant de se précipiter sur le moteur de recherche.
On dit que la lecture numérique est une “lecture instrumentée” grâce à des systèmes d’indexation, d’annotation, de marquage des textes. Pour citer un exemple publié sur le site Docs pour docs, Florence Canet, professeur documentaliste et doctorante en sciences de l’information, reprend la notion de "document de collecte" à partir des travaux de thèse de Nicole Boubée [2] et montre comment les lycéens peuvent utiliser les bibliothèques de signets comme un carnet de bord collaboratif en TPE.
Quel rôle peuvent jouer selon vous ces modalités de prise de notes dans l’acquisition de compétences spécifiques au parcours de lecture numérique ? A quelles conditions ces technologies de la mémoire peuvent-favoriser la lecture experte et les apprentissages informationnels ?
Ce sont des questions très importantes et passionnantes auxquelles il n’existe à ma connaissance pas encore de réponse scientifique précise. Ce qui me frappe en revanche c’est que les systèmes éducatifs aient eu besoin d’attendre l’ordinateur et Internet pour réaliser l’importance des méthodes et techniques de lecture documentaire dans la formation des élèves. En effet, la notion de lecture instrumentée se décline aussi bien dans les formes traditionnelles de l’écrit que dans ses versions plus modernes. Cependant, tout se passe comme si dans l’époque pré-Internet l’enseignement de la lecture - suivie en cela au Secondaire par l’enseignement des lettres - avait été dominé par une approche littéraire au point d’ignorer à peu près totalement la lecture documentaire, souvent perçue comme triviale voire "vulgaire", alors que cela recouvre des formes de lecture autant voire plus complexes que la lecture soutenue des œuvres de littérature.
Alors oui, bien évidemment les techniques de lecture documentaire (indexation, annotation, référencement…) sont déterminantes dans l’accès au savoir par la lecture. Cependant, avant de bénéficier aux élèves, ces techniques doivent faire l’objet d’un enseignement au même titre que les aspects plus élémentaires de la lecture. Un tel enseignement ne peut se concevoir que de manière régulière et soutenue tout au long de la scolarité, en lien fort avec l’enseignement des disciplines mais avec ses temps et ses contenus spécifiques.
Vous parlez de l’importance de cerner son besoin d’information pour bien lire. Ce besoin n’est-il pas voué à évoluer lors d’une recherche ? Si oui, comment l’enseignant peut-il aider l’élève dans cette évolution ?
La définition du besoin initial d’information et sa possible évolution en cours d’activité peuvent varier du tout au tout selon les tenants et les aboutissants de l’activité de lecture. Dans certains cas, on démarre avec une vague idée qui se précise au fil de la lecture ; dans d’autres cas, le besoin d’information est d’emblée très précis et toute dérive peut coûter cher. Les élèves doivent être préparés à faire face à toutes ces situations. Ils doivent apprendre à distinguer une démarche de lecture exploratoire et opportuniste par rapport à une démarche plus cadrée et rigoureuse. En effet, dans leur scolarité ultérieure comme dans leur vie professionnelle et citoyenne, ils seront confrontés à toute cette gamme de situations. Dans nos observations d’élèves de 9 à 13 ans nous avons observé deux types de problèmes complémentaires : d’une part, des cas d’élèves qui très vite "perdent le fil", parfois à défaut d’avoir suffisamment réfléchi à leur besoin d’information avant de s’engager dans la lecture ; d’autre part, des cas d’élèves trop rigides qui s’en tiennent aux quelques mots-clés qui leur ont été communiqués initialement et ne peuvent utiliser l’information trouvée en route pour faire évoluer leur besoin d’information. Ces problèmes peuvent se travailler notamment au moyen des techniques de mémoire "externe" que vous évoquiez dans votre question précédente, auxquels il faut ajouter le travail toujours utile sur le vocabulaire, le sens, les connaissances existantes, le questionnement. Une fois encore, on ne pourra espérer de réel apprentissage qu’au terme de séquences pédagogiques progressives et répétées, et non d’interventions anecdotiques de type "one shot".
Vous mettez aussi en avant l’importance du contexte de publication d’un document et la question de l’autorité que l’on peut accorder à ce document. Pensez vous qu’un travail systématique sur la source développerait des apprentissages spécifiques ? Quelle place dans ce contexte pour une approche « médiatique » des discours portés (contexte de publication, support de publication…) : est-ce selon vous une approche qui doit être annexée à l’activité de recherche ou au contraire centrale ?
L’attention portée au contexte de publication et à l’autorité de la source sont deux aspects fondamentaux de la lecture experte, comme l’ont bien montré des travaux de recherche menés auprès de populations spécifiques (historiens, juristes, neuroscientifiques…). Avec l’avènement du Web, tout un chacun se doit désormais d’être capable d’avoir une réflexion minimale sur les sources. Cependant, cela demande une bonne compréhension de mécanismes complexes et abstraits concernant la production et la communication des connaissances dans la société, et je ne suis pas sûr qu’un tel travail puisse être facilement mis à la portée d’élèves de Collège. En revanche cela me semble un aspect important à travailler avec des élèves de lycée, ne serait-ce que pour les préparer à l’enseignement universitaire, très exigeant dans son domaine et dans lequel la diffusion rapide des activités documentaires utilisant les outils numériques révèle de façon criante la totale naïveté de bon nombre d’étudiants de Licence face à la diversité et à l’hétérogénéité des sources.
Vous soulevez l’importance de la notion de pertinence pour une bonne activité de sélection des documents. Est-ce une notion suffisamment claire et précisée à l’école selon vous ? Qu’est-ce qu’un document pertinent pour un enseignant et/ou pour un élève du secondaire ?
C’est une question assez complexe que j’ai eu l’occasion d’aborder dans quelques travaux notamment l’article paru dans Le Français Aujourd’hui auquel je faisais allusion plus haut. En deux mots, le document pertinent est celui qui répond à mon besoin d’informations, lequel varie évidemment selon que je suis un enseignement de collège préparant une séquence de SVT sur le réchauffement climatique, ou un élève de Cinquième à qui cet enseignement est destiné. Je ne pense pas que cette notion soit ni claire ni suffisamment travaillée à l’école aujourd’hui. Par exemple, dans une étude réalisée il y a quelques années auprès d’élèves de 8 et 10 ans, nous avions observé qu’il fallait pas moins de 4 à 5 séances de travail pour apprendre aux élèves à lire de courts textes "en diagonale" pour y localiser des informations pertinentes selon la question qui leur était préalablement posée. Quel enseignant de Cycle III consacre ce type de temps à l’enseignement des stratégies d’évaluation de la pertinence en lecture, sachant que ces stratégies ne sont même pas clairement identifiées dans les programmes scolaires.
Finalement aujourd’hui n’est-il pas au moins aussi important d’apprendre à repérer qui s’exprime sur un sujet et dans quel but que de répondre à une question donnée par l’enseignant ?
Je pense que ces différentes facettes de la lecture sont tout aussi importantes et surtout complémentaires les unes des autres. Repérer qui s’exprime et pourquoi est souvent un préalable à l’identification d’informations de qualité permettant d’apporter des réponses satisfaisantes aux questions que l’on se pose (ou que les autres vous posent).
Que pensez-vous de la formation des élèves aux controverses comme moyen de prendre en compte la pluralité des points de vue et des sources ?
Je pense que c’est une excellente approche qui mériterait d’être développée et surtout articulée avec l’enseignement des disciplines. En effet le risque est d’enfermer ce type d’objectif pédagogique dans une nouvelle "discipline" alors qu’il faut au contraire que ce type de lecture critique soit mis au service des apprentissages dans toutes les disciplines scolaires.
Alexandre Serres [3] propose de distinguer trois types de compétences “mobilisées sur les réseaux”, afin d’analyser les pratiques numériques des jeunes :
les compétences numériques liées à l’usage des technologies numériques…
les compétences informationnelles, ou info-documentaires, induites par l’usage des outils et des méthodologies de la recherche, de l’identification et du traitement de l’information
les compétences critiques, ou médiatiques, mobilisées notamment par l’évaluation de la crédibilité des sources et des informations.
Que pensez-vous de cette partition ? Pour revenir au thème de la "culture numérique", pensez-vous qu’il est nécessaire d’enseigner progressivement aux élèves des savoirs pour qu’ils puissent comprendre la manière dont les milieux technique et humain interagissent dans la construction des formes de production, de circulation et de réception des documents et des textes, au delà des habiletés et des savoir faire procéduraux ?
La partition proposée par Alexandre Serres est tout à fait judicieuse et renvoie très certainement à des ensembles de connaissances et savoir-faire distincts. La troisième catégorie appelle de toute évidence un enseignement socio-technique centré sur les modes de production et de diffusion de l’information dans la société, voire au delà, sur la distribution sociale du savoir, la notion de compétence voire même la notion de connaissance (épistémologie). Toute la difficulté consiste à transposer ces notions abstraites et complexes dans l’univers mental du préadolescent. Il faut pour cela imaginer une pédagogie simple et progressive, avec un vocabulaire et des tâches adaptées à ce que les élèves peuvent réellement appréhender.
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